19 août > Roman France

L’idéal des Lumières s’est noyé dans le sang et la boue de 14-18, mais dans les colonies l’Europe entend toujours assumer sa "mission civilisatrice". A Nahbès, petite ville d’un royaume du Maghreb sous protectorat français, une jeune veuve lit et rêve d’une autre condition. Cependant, l’héroïne du troisième roman d’Hédi Kaddour, Les Prépondérants, est loin d’être une Emma Bovary version voilée. Aux bluettes, Rania préfère Lettre sur l’unicité du mufti moderniste Mohammed ‘Abdu réputé athée, Hugo, Rousseau, voire le Cours de philosophie positive d’Auguste Comte.

Malgré les vents du changement (revendications sociales ou féministes) qui soufflent en Occident, au sud du bassin méditerranéen le temps est une eau calme. Il y a bien les émeutes des paysans expropriés mais pas de quoi vraiment troubler le rythme de vie des colons habitant de l’autre côté de l’oued qui scinde Nahbès entre quartier européen et ville indigène. Au Cercle des Prépondérants, le club des notables, on échange sur des futilités mondaines et l’idéologie impérialiste tout en se drapant de sa supériorité d’"Homme blanc". Le statu quo, jusqu’au jour où une équipe de tournage hollywoodienne débarque avec son lot d’acteurs et surtout d’actrices, délurées selon la population locale. Mais le film qui donne le beau rôle aux Arabes a la bénédiction du souverain. Le fils du caïd, Raouf, également cousin de Rania, est dépêché auprès de la belle Kathryn Bishop, qui tient la vedette, pour faire le guide.

Hédi Kaddour renoue ici avec l’ampleur romanesque de Waltenberg (Gallimard, bourse Goncourt du Premier roman 2006), où il nous entraînait déjà avec pléthore de personnages dans les tourbillons de l’Histoire, de la Première Guerre mondiale à la chute du mur de Berlin. Dans Les Prépondérants, l’intrigue se déroule au début des Années folles et se déploie entre le Maghreb, Paris, Berlin et Hollywood où a lieu le procès pour meurtre d’une star du comique. Raouf le jeune idéaliste épris d’indépendance nationale et de beauté occidentale, Rania à la tête bien faite sous son voile et amie de la journaliste féministe Gabrielle Conti, Kathryn l’épitomé de l’Américaine libérée, Ganthier le colon ami des nantis arabes ou Belkhodja le marchand de tapis rétrograde sont autant de focales par lesquelles le romancier et poète fait chatoyer les émotions contradictoires, renverse les clichés, pointe les préjugés : "Pour moi un type qui continue de s’appeler Mohammed ou Mamadou ne pourra jamais faire partie de la France, tout le mal vient de ce qu’on leur donne de l’éducation", s’indigne le rédacteur en chef d’un journal colonialiste. A travers ce duel de la modernité et de l’immobilisme, Hédi Kaddour signe la tragédie de singularités tiraillées entre plusieurs cultures. Vertigineux. Sean J. Rose

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