Allemagne

lles donnent à Mitte, ex-faubourg populaire de l’est devenu Kiez (quatier) branché du centre-ville de Berlin, sa touche française. Au nord du périmètre, la bien nommée Linienstrasse (rue des Lignes) avec ses façades chamarrées abrite depuis 2003 Zadig, la librairie "d’influence voltairienne" de Patrick Suel, au logo à la tour orientalisante auréolée d’étoiles, tranchant avec les galeries d’art et les cafés huppés du voisinage. Au sud, il faut descendre la chic Friedrichstrasse et ses boutiques de luxe, puis bifurquer sur la non moins bien nommée rue française - la Französische Strasse - pour trouver la librairie des Galeries Lafayette, dissimulée dans les gargantuesques sous-sols de l’enseigne parisienne. Passé les vins et les fromages du rayon gourmet, on voit surgir les livres de la boutique née il y a un peu plus de vingt ans.

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Estampillées toutes deux "librairie française", l’une et l’autre privilégient la littérature francophone, et pas seulement celle de l’Hexagone. "On valorise une langue nomade et déterritorialisée" souligne aux Galeries Jen Allen, la libraire anglo-canadienne qui cite Deleuze en faisant tinter son doux accent nord-américain. Si la boutique est fréquentée par les nombreux expatriés français de la ville, estimés à 160 000, elle attire une large communauté venue des pays de la francophonie : "Québec, Suisse, Belgique, Maghreb, Afrique subsaharienne, détaille Jen Allen en pointant du doigt les aires géographiques de son classement, le monde entier est dans notre librairie !"

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Celle qui a appris la langue de Molière sur les bancs de la Sorbonne est particulièrement sollicitée par un public dont le français, comme pour elle, n’est pas la langue maternelle. "Des Allemands francophiles qui veulent des romans faciles", précise-t-elle, mais aussi tous ceux qui ont une excellente maîtrise de la langue, attentifs aux dernières sorties françaises en Allemagne. "Lorsque la traduction d’un ouvrage paraît, on vient nous demander la version originale", constate sa collègue Dorothea Linke. Chez Zadig, ce public germain amoureux du français forme la plus grande partie d’un lectorat au bec fin : "J’ai beaucoup d’initiés, de connaisseurs, de passionnés de philosophie française, d’histoire. L’amitié franco-allemande a une vraie résonance ici", souligne Patrick Suel.

Si les deux librairies dédient chacune un espace à l’incontournable rentrée littéraire, elles doivent aussi adapter leur assortiment aux centres d’intérêt parfois très spécifiques de leur clientèle. Jen Allen propose Houellebecq et Despentes, mais aussi des ouvrages questionnant l’identité, les migrations, le multilinguisme, "des thèmes qui touchentles "bébés Erasmus" de couples binationaux, qui parlent la langue des deux parents, mais aussi anglais et allemand parfaitement", raconte la libraire. Chez Zadig, à côté de l’ample rayon dédié à l’Allemagne et à Berlin, une partie est réservée aux ouvrages d’auteurs francophones qui s’intéressent à son pays d’adoption : "La librairie reflète les synergies franco-allemandes", décrète Patrick Suel en soulignant la "vocation européenne" de son établissement.

Deux facettes du livre en français

Tout en partageant un même ennemi - "le réflexe Amazon, très ancré en Allemagne", soupire Dorothea Linke -, sur le marché berlinois, les deux librairies sont plus complémentaires que concurrentes.

Tandis que les Galeries Lafayette privilégient les nouveautés, tout en se permettant quelques écarts insolites qui pourraient susciter le coup de cœur, Patrick Suel, en véritable gardien d’une caverne d’Ali Baba, plaide pour un assortiment pointu et sélectif, qui donne à Zadig toute son identité. "Ce que j’ai eu envie d’apporter aux Allemands, c’est cette culture de la petite librairie artisanale, indépendante, résistante, qui n’existe traditionnellement pas ici", souligne le quinquagénaire. Lorsqu’il s’installe à Berlin, l’iconoclaste aux rouflaquettes poivre et sel est surnommé "le libraire rock’n’roll à la boucle d’oreille", qui choisit de s’installer dans un quartier "bohème et contestataire" à deux pas du célèbre squat du Tacheles, emplissant ses étagères d’ouvrages à l’image de son engagement politique et social. "Sexualité et religion partagent le même tourniquet, au fond de la librairie", souligne-t-il, pince-sans-rire, tandis que son rayon dédié aux "-ismes" décline pensées et théories alternatives, libertaires ou anticapitalistes avec comme seul fil conducteur le militantisme du libraire.

Une toute nouvelle politique des prix instaurée par Lafayette pourrait toutefois jeter le trouble entre les deux voisins. Depuis le 1er avril, la librairie des Galeries vend l’intégralité de ses ouvrages - la librairie possède 11 000 titres - à un prix France. "On propose des poches à 5 euros", se réjouit Jen Allen, qui pointe du doigt les coûts de transport et de distribution qui faisaient auparavant gonfler le prix final. Une politique indigne, tempête Patrick Suel : "Ils sont en train de faire du livre un produit d’appel, vendu à perte !" Le commerçant s’est juré, après la Foire de Francfort, de mener une campagne de sensibilisation au dumping pratiqué, selon lui, par la grande enseigne : "Le libraire indépendant, c’est comme un producteur de café équitable, on paye plus cher, mais on sait pourquoi."

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