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Le baromètre TMO-Koha-C3RB pour le SLL a le mérite d’étudier ensemble les emprunts et les acquisitions en bibliothèques. Il permet de saisir les pratiques de lecture dans leur forte diversité et dans leur temporalité lente. Mais les pratiques de lecture saisies par l’emprunt en bibliothèque peuvent être confrontées aux pratiques d’acquisitions. Après tout, les usagers ne peuvent pas lire les ouvrages qui n’ont pas été achetés par les bibliothèques, et on peut se demander si les livres les plus lus sont aussi les plus achetés.

Comparons d’abord les livres selon le type de document dont il s’agit. De façon à surmonter l’écueil des rééditions, ceux qui ont réalisé le baromètre ont eu le mérite de générer la notion d’œuvre à partir de la combinaison de l’auteur et du titre. Chaque œuvre a été classée dans une des quatre catégories suivantes : fiction adulte, documentaire adulte, BD tout public, jeunesse hors BD. Le poids de chaque catégorie est-il le même dans les acquisitions que dans les prêts ? Si on se base sur le spectre le plus large des 10 000 œuvres les plus achetées et des 10 000 les plus empruntées, on constate que les achats de jeunesse hors BD et de documentaire adulte pèsent à peu près du même poids que les emprunts dans ces deux catégories. Il existe donc une certaine convergence entre les pratiques d’acquisitions et d’emprunts pour ce type de document. En revanche, s’agissant de la BD, si elle représente un tiers des acquisitions, elle compte en réalité pour 45 % des prêts. Autrement dit, les bibliothèques achètent relativement moins de BD que les usagers en empruntent. A l’inverse, si la fiction adulte compte pour un tiers des achats, elle ne totalise que 23 % des emprunts.

Valorisation de la fiction adulte

Ce résultat intéressant et inédit suggère qu’il existe bien dans les pratiques réelles d’achat de la part des bibliothécaires une valorisation de la fiction adulte, du roman et peut-être de la littérature, et celle-ci se fait un peu aux dépens de la BD, qui a mis du temps à entrer dans les collections des bibliothèques et qui a construit sa place du fait de la forte demande dont elle fait l’objet. Cela a pour conséquence une moindre visibilité et accessibilité à ces collections, puisqu’elles sont souvent empruntées ou lues sur place. C’est d’autant plus dommage car c’est une vitrine plutôt attractive de ce que proposent les bibliothèques.

Bien sûr, la production éditoriale en fiction adulte est beaucoup plus large que celle de la BD, et ce dernier genre se lit plus vite que le premier. Toutefois, on ne peut pas exclure dans ces résultats de trouver les traces d’une prescription culturelle mettant en avant un genre plus légitime. Et on perçoit plutôt une confirmation en resserrant le champ d’observation sur les 100 œuvres les plus acquises. On constate alors que la fiction adulte pèse pour 88 d’entre eux contre 6 pour les BD, alors que, parmi les 100 œuvres les plus empruntées, le premier genre compte pour 42 % et le second pour 33 %. Si la BD représente une grosse part des prêts, elle n’est apparemment pas achetée à la hauteur des pratiques des emprunteurs. Ce point mériterait sans doute d’être débattu au sein des équipes.

Plusieurs logiques

La comparaison peut ensuite porter sur les titres. Le document de présentation des résultats du baromètre permet de situer les titres non seulement dans leur position pour les acquisitions et les prêts mais aussi dans les meilleures ventes. On repère ainsi plusieurs types d’équilibres mettant en évidence l’existence d’une pluralité de logiques à l’œuvre dans les bibliothèques.
  • L’adhésion partagée (les bibliothèques suivent l’engouement des acheteurs et reçoivent une validation de ce choix par les usagers), qui signale une continuité entre les ventes, les acquisitions et les prêts : G. Musso (Central Park), K. Pancol (Muchachas) et, dans une moindre mesure, M. Levy (Une autre idée du bonheur). Goûts des acheteurs, acquisitions des bibliothèques et emprunts des usagers sont alignés. On pourrait parler d’une culture commune et partagée face à laquelle la bibliothèque ne se dérobe pas.
     
  • La culture des ventes contre celle des emprunteurs (les bibliothèques suivent les meilleures ventes, mais les usagers se montrent moins enthousiastes) : P. Modiano (Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier), respectivement 15e du classement des ventes, 14e du classement des acquisitions et 6 543e du classement des prêts ;  D. Foenkinos (Charlotte), respectivement 14e, 2e et 253e ; J. Green (Nos étoiles contraires), respectivement 7e, 32e et 302e. Dans ce cas, on a l’impression que le public des bibliothèques ne ressemble pas à la population globale des acheteurs, alors que les bibliothécaires le traitent comme s’il était transposable. Par exemple, les jeunes renoncent peut-être davantage à l’emprunt en bibliothèque qu’à la lecture de livre, ce qui expliquerait le succès relativement faible de Nos étoiles contraires dans les prêts. Pour Modiano et (dans une moindre mesure) pour Foenkinos, il est possible que, en tendance, les usagers des bibliothèques ne se retrouvent pas dans ces références du champ littéraire. Ce n’est d'ailleurs pas sans lien qu’on retrouve une auteure comme Françoise Bourdin (D’eau et de feu) à la 7e position du palmarès des prêts, à la 186e de celui des acquisitions, et nulle part dans les meilleures ventes. Cet écrivain doit son succès à son public plus qu’aux institutions littéraires dont font partie les bibliothèques.
     
  • La mise à l’index (les bibliothèques refusent d’acheter des titres figurant pourtant dans les meilleures ventes) : V. Trierweiler (Merci pour ce moment), E. Zemmour (Le suicide français). Ces deux exemples révèlent le refus unanime des bibliothèques à l’égard de deux sortes de tabou. La répétition de l’enquête dans les années à venir pourrait sans doute confirmer et enrichir ce constat. On repère d’abord le tabou du voyeurisme, qui est l'angle par lequel a été largement perçu (et vendu) le témoignage de V. Trierweiler. Les bibliothécaires font preuve d’une certaine cohérence en refusant ce titre, puisqu’ils sont aussi très rares à intégrer un titre comme Closer dans leurs collections de périodiques. Ainsi, aucune des 2 000 bibliothèques du réseau Sudoc-PS ne propose ce titre à ses lecteurs. Comme nous l’avions déjà évoqué, faute de vouloir participer à la peopolisation de la société, la bibliothèque marque sa position de refus par rapport à un élément aussi constitutif de notre monde que celui du couple et des conflits qu’il peut habiter. Le second tabou, plus compréhensible, porte sur un discours politique manipulatoire et mu par une haine profonde. En tant qu’institution, la bibliothèque impose à tous des normes, une vision du monde. Quand c’est l'ordre social qui est en jeu, elle a toute légitimité pour le faire. Quand, en revanche, il s’agit du témoignage d’une séparation conjugale (fût-il celui de la compagne du président de la République), on voit mal en quoi cet événement ordinaire et si souvent relaté ne pourrait être proposé à la population.
Le rapport entre la bibliothèque et les lecteurs est donc varié. Les bibliothèques ont à cœur de s’inscrire dans le mouvement des pratiques de la population. Elles sont parfois suivies par les emprunteurs. Dans d’autres cas, ces derniers ont des pratiques qui ne se superposent pas à celles des acheteurs. Les bibliothécaires opèrent finalement peu de choix contraignant les lectures des usagers. Ils le font à travers une sous-représentation de la BD et quelques cas de mise à l’index, mais on ne repère pas une volonté systématique de se démarquer des goûts des lecteurs tels qu’ils sont révélés par les ventes de livres.

Ce premier baromètre des emprunts et des acquisitions en bibliothèque offre une richesse d’informations inédites. S’il est probable qu’une nouvelle édition confirmerait les principales tendances que nous avons repérées, il est nécessaire de la produire pour en avoir la certitude. De plus, elle compléterait sans doute la compréhension de certains détails.

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