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Bibliothèques : quel accueil pour les réfugiés?

Razik et Benjamin, 20 ans, deux jeunes Erythréens dans la médiathèque Don-Quichotte de Saint-Denis. - Photo Olivier Dion

Bibliothèques : quel accueil pour les réfugiés?

Les services en direction des réfugiés et des migrants se multiplient dans les bibliothèques françaises mais, en l’absence de cadre national, les établissements doivent bâtir seuls des réponses. Plusieurs outils devraient pourtant voir le jour dans les prochains mois à l’échelle nationale ou européenne.

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Par Véronique Heurtematte,
Créé le 02.03.2018 à 08h15

En ce début d’après-midi, les lecteurs sont encore rares à la médiathèque Don-Quichotte de Saint-Denis, commune limitrophe du nord de Paris. Serrés devant un ordinateur situé sur la mezzanine, Razik et Benjamin, 20 ans chacun, disputent une partie de jeu vidéo acharnée. Avec leur coupe de cheveux soignée, leurs jeans serrés et leurs blousons matelassés, rien ne les distingue des jeunes du quartier.

Leur histoire est pourtant bien différente. Il y a quelques semaines encore, ils faisaient partie des réfugiés, en majorité de jeunes Erythréens, qui occupaient le campement de 200 tentes qui s’était formé spontanément en face de la médiathèque à la fin de l’année dernière. "Certains dormaient juste devant la bibliothèque, on leur apportait du café. On savait qu’un jour ils franchiraient la porte", se souvient Florence Maillet, responsable du fonds adulte et directrice par intérim de la médiathèque jusqu’en janvier. Quand ils entrent, c’est en nombre, jusqu’à 60 personnes en même temps qui viennent recharger leur téléphone portable, consulter Internet - ici, pas besoin d’être inscrit à la médiathèque, il suffit d’ouvrir un compte en ligne -, ou simplement s’installer au chaud. Ils sont calmes et respectueux des lieux mais occupent tout l’espace, déplacent les chaises, "squattent" les ordinateurs, provoquant un peu de désordre et le mécontentement de certains usagers, notamment les jeunes qui viennent pour les jeux vidéo et les ordinateurs.

"Une expérience très intense"

Devant cette situation inhabituelle, l’équipe s’organise rapidement. Les bibliothécaires expliquent le fonctionnement de la médiathèque, proposent des projections de films, organisent un tournoi de jeux vidéo où les binômes sont constitués d’un réfugié et d’un jeune du quartier afin de briser la glace. "Ce fut une expérience très intense, confie Florence Maillet. Cela a suscité des discussions dans l’équipe, mais tout le monde a marché ensemble. Nous avons eu immédiatement un gros soutien de notre hiérarchie, avec l’attribution d’un agent supplémentaire, et une réelle reconnaissance du travail qu’on a mené."

Ce public a disparu avec le démantèlement du camp, en janvier. Benjamin et Razik font partie des rares à fréquenter encore la médiathèque. Dans un anglais approximatif, ils expliquent qu’ils viennent tous les jours, dès l’ouverture, pour jouer et pour communiquer via Internet avec leurs familles restées en Erythrée. Ils confient leur désir d’aller à l’école, leur espoir de pouvoir rester en France.

Comme la médiathèque Don-Quichotte de Saint-Denis, nombre d’établissements de lecture publique un peu partout en France se trouvent en situation d’accueillir des réfugiés et élaborent des réponses pour ce public spécifique. A Paris, plusieurs équipements, dont la bibliothèque Couronnes dans le 20e arrondissement et la médiathèque Françoise-Sagan dans le 10e, accueillent les cours de français dispensés par des associations, proposent des ateliers de conversation pour les allophones, ou encore le service "Main tendue", une aide individuelle à l’apprentissage du français. A Ivry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne, la médiathèque a entamé une collaboration avec les animateurs et les enseignants du centre d’accueil installé dans la commune il y a un an. Elle propose l’accueil de groupes d’élèves et le prêt de documents. Idem à Gap, où est implanté un centre d’accueil de demandeurs d’asile.

Le défi concerne aussi le monde universitaire. Pendant l’hiver 2016-2017, l’université Grenoble-Alpes a logé de jeunes migrants auxquels la bibliothèque universitaire a proposé une inscription gratuite et des accueils personnalisés. A la même période, la BU de Lille accompagnait la volonté de l’université d’accueillir 80 migrants avec la mise en œuvre d’un travail de sensibilisation des équipes de la bibliothèque, le recensement des agents parlant une langue étrangère, l’organisation d’actions culturelles et d’une journée d’étude.

L’absence de cadre national

La crise des réfugiés, comme tous les grands phénomènes qui traversent la société française, interpelle les professionnels des bibliothèques, ainsi qu’en témoignent les nombreuses journées d’étude organisées depuis 2015, de même que les deux ouvrages publiés sur le sujet à l’automne dernier (1). Les bibliothèques semblent bien placées pour contribuer à répondre aux enjeux identifiés par le député Aurélien Taché dans son rapport "72 propositions pour une politique ambitieuse d’intégration des étrangers arrivant en France", remis le 19 février, deux jours avant la présentation en Conseil des ministres du projet de loi controversé Asile et immigration. Le député LREM y insiste sur la nécessité de construire le vivre-ensemble, et plus encore le "faire-ensemble", sur la nécessité de renforcer les moyens attribués à l’apprentissage du français et au partage des valeurs démocratiques.

Cependant, contrairement à d’autres pays d’Europe, comme l’Allemagne et les Pays-Bas, où l’action des bibliothèques s’inscrit dans un cadre de réflexion national, les initiatives restent en France localisées et dispersées. Elles sont souvent le fruit d’une réponse élaborée face à une situation de fait, comme à Saint-Denis.

Les bibliothécaires évoquent la difficulté d’entrer en contact avec ce public volatil, ne parlant pas français, et souvent absorbés par d’autres impératifs que se rendre à la bibliothèque. "C’est un public pour lequel tout reste à construire, admet Cécile Pellegrin, directrice de la médiathèque de Gap. Nous faisons de l’accueil informatif, il faudrait sans doute proposer aussi des services avec une dimension de formation." Jean-Luc Duval, directeur adjoint de la bibliothèque de Dunkerque, souligne la difficulté de toucher un public très éloigné des services culturels. "J’ai présenté les services de la bibliothèque dans un foyer de réfugiés, explique le directeur. Certains sont venus. Mais ils restent peu de temps sur le territoire. Il faut renouveler cette démarche très souvent."

A Cherbourg, la directrice de la bibliothèque, Héloïse Cuillier, évoque les problématiques de formation des agents et la nécessité de construire les bons partenariats avec les associations et les services publics concernés par l’accueil des migrants. "Les bibliothécaires ne sont pas forcément formés à l’accompagnement aux démarches administratives sur Internet, note la directrice. Il y a aussi la barrière de la langue. Nous entamons un travail avec le CCAS pour mieux analyser les besoins."

La bibliothèque n’est pas toujours identifiée comme un acteur de premier plan par les communes. Pour répondre à la problématique humanitaire posée par l’afflux soudain de 3 000 réfugiés sur son territoire à partir de l’été 2015, la ville de Grande-Synthe, à quelques kilomètres de Calais, construit un espace d’accueil qui durera un an. La bibliothèque municipale, elle, ne reçoit que peu les réfugiés dans ses locaux et n’intervient pas dans le camp, où on trouve en revanche des bibliothèques associatives. "Nous avons d’abord agi sur des problématiques essentielles comme se loger, se nourrir. Puis on a proposé des actions artistiques. La lecture publique serait peut-être venue dans un deuxième temps, analyse Ali Duru, directeur des affaires culturelles de la ville. Mais il faut bien voir queces réfugiés n’ont pas envie de s’installer ici et d’apprendre le français. Leur seule idée, c’est d’aller en Grande-Bretagne."

Des outils communs à construire

La réflexion à l’échelle nationale s’élabore. La ville de Grande-Synthe accueillait, jeudi 1er et vendredi 2 mars, la convention nationale Accueil et migrations avec près de 400 participants autour de questions telles que l’engagement des villes dans l’accueil des migrants, les politiques européennes, un état des lieux des dispositifs d’accueil en région. Du côté des bibliothèques, la commission Légothèque de l’Association des bibliothécaires de France (ABF), qui traite notamment des questions de multiculturalisme, travaille sur le sujet. L’ABF s’est jointe à Eblida (European Bureau of Library, Information and Documentation Associations), l’Ifla (International Federation of Library Associations and Institutions) et l’ONG Bibliothèques sans frontières (BSF) pour élaborer un projet de plateforme qui centraliserait à l’échelle européenne les bonnes pratiques en matière d’accueil des migrants.

Bibliothèques sans frontières, créatrice des Ideas Box, des bibliothèques en kit qui apportent des services de lecture publique auprès des populations réfugiées, annonce par ailleurs la publication cet été, sur Campus, sa plateforme de formation en ligne, d’un mooc sur l’accueil des migrants en bibliothèque. L’ONG mène également un diagnostic de services pilotes proposés via ses Ideas Box.

(1) Accueillir des publics migrants et immigrés, sous la direction de Lucie Daudin, Presses de l’Enssib. 178 p., 22 euros. ISBN : 978-2-37546-011-5

Migrations et bibliothèques, sous la direction d’Isabelle Antonutti, Editions du Cercle de la librairie. 174 p., 35 euros. ISBN : 978-2-7654-1542-8

En Allemagne, une coordination nationale

Migrants et bibliothécaires de la médiathèque de Brême posent devant deux de leurs Mediabox.- Photo STADTBIBLIOTHEK BREMEN

En Allemagne, où plus d’un million et demi de personnes ont été accueillies depuis la crise des réfugiés en 2015, et où la politique d’intégration incombe en grande partie aux communes et aux Länder, les bibliothèques sont nombreuses à mettre en place des actions en direction des migrants. Parce qu’elle était régulièrement sollicitée pour des conseils, l’association des bibliothécaires allemands a créé une commission pour les services interculturels chargée de rassembler et diffuser les bonnes pratiques et d’accompagner les bibliothèques dans leur démarche. A côté d’actions de base telles que l’accueil de groupes, les ateliers de conversation ou simplement le fait d’offrir un lieu de vie, les bibliothèques allemandes ont élaboré des initiatives destinées à favoriser l’intégration des réfugiés : tournois de baby-foot, lectures animées par les migrants eux-mêmes ou ateliers de réparation de vélos.

"La bibliothèque permet aux réfugiés d’entrer en contact avec des Allemands, de se familiariser avec leur mode de vie, explique Britta Schmedemann, responsable de la commission des services interculturels. Plutôt que des actions pour les réfugiés, nous privilégions désormais les initiatives où ces derniers sont impliqués activement."

Le programme "Rencontrez vos voisins" propose des moments d’échanges entre des usagers et des réfugiés. A Brême, la médiathèque a créé les Mediabox, des caisses contenant une sélection de documents déposées dans les centres d’hébergement ou auprès des associations qui donnent des cours de langue. L’association des bibliothécaires allemands a réalisé deux posters, un pour les enfants, l’autre pour les adultes, ainsi qu’un film, qui expliquent en images le fonctionnement d’une bibliothèque. L’association organise pour les bibliothécaires des ateliers de sensibilisation à l’accueil des réfugiés. Elle a également reçu un financement fédéral pour constituer un fonds documentaire dans les langues des migrants.

www.bibliotheksverband.de

Jérémy Lachal, BSF : "On manque d’un discours politique sur l’accueil"

 

Directeur général de l’ONG Bibliothèques sans frontières, spécialisée dans les actions auprès des populations réfugiées, Jérémy Lachal plaide pour une approche interculturelle de l’accueil des migrants.

 

Jérémy Lachal- Photo YOUTUBE/GOOGLE IMPACT CHALLENGE

Jérémy Lachal - Dans la littérature scientifique sur la question de l’accueil et de l’intégration des migrants, les trois axes qui reviennent le plus souvent sont l’apprentissage de la langue du pays d’accueil, l’accès à l’emploi et le dialogue interculturel. Il n’y a pas beaucoup d’autres acteurs que les bibliothèques à être aussi bien placés sur l’ensemble de ces trois domaines. Pourtant, elles n’ont pas toujours les moyens pour jouer à plein leur rôle.

Le principal problème, c’est l’absence de porosité entre les professionnels de l’asile et l’extérieur, et, bien souvent, l’absence de dialogue entre les responsables des centres et les acteurs publics, parmi lesquels les bibliothèques. J’observe aussi une différence entre la conception anglo-saxonne des bibliothèques, très pragmatique, centrée sur les résultats en matière d’emploi, de santé, etc., et une conception française plus ouverte, où la bibliothèque est un vecteur de la culture émancipatrice. Avec peut-être pour conséquence qu’en France les élus ne voient pas la bibliothèque comme un acteur de premier plan dans l’accompagnement à l’intégration des migrants. Aux Etats-Unis, la bibliothèque est souvent le premier lieu d’apprentissage de l’anglais pour les étrangers.

Enfin, je pense qu’on manque en France d’un véritable discours politique sur l’accueil et l’intégration des populations étrangères. C’est souvent un sujet tabou qu’on aborde sous un angle négatif et rarement dans une démarche positive, comme un projet de société qui pourrait impliquer l’ensemble des organes de cette société.

Les politiques d’intégration fonctionnent généralement à sens unique. On demande aux migrants d’apprendre le français, de s’adapter. C’est bien sûr indispensable, mais montrer la valeur ajoutée que ces personnes apportent à notre pays, valoriser leur culture, cela contribue aussi à leur intégration. Les migrants ne doivent pas être seulement destinataires d’une action culturelle, ils doivent aussi en être les acteurs.

C’est en effet un vrai problème. Il n’y aura pas de solution tant que cette question restera traitée au niveau local, car les bibliothécaires sont limités par les contraintes des marchés publics et par le fait qu’ils ne maîtrisent pas les langues en question. On pourrait, par exemple, réfléchir à un système mutualisé à l’échelle nationale d’acquisitions de contenus numériques et d’ouvrages. On doit plus globalement se poser la question de la place du multilinguisme en France et de la reconnaissance de la diversité culturelle de notre pays. A la bibliothèque publique de New York, il y a plus de 70 langues différentes parlées par les salariés. La bibliothèque reflète la diversité des usagers.

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