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Charlie : un défi pour le livre

A gauche : rassemblement spontané place de la République, à Paris, après les assassinats de Charlie Hebdo, mercredi 7 janvier. - Photo Olivier Dion

Charlie : un défi pour le livre

Après la tragédie qui a fait dix-sept victimes et a décimé la rédaction de Charlie Hebdo, suivie par une mobilisation nationale et internationale sans précédent autour de la liberté d’expression, les professionnels du livre passent à l’action.

Par Anne-Laure Walter,
Souen Léger,
Clarisse Normand,
Véronique Heurtematte,
Créé le 16.01.2015 à 13h34

Après l’onde de choc, le rassemblement. Le 11 janvier, plus de 4 millions de personnes se sont réunies partout en France pour rendre hommage à Charlie Hebdo et aux dix-sept victimes des attentats perpétrés par les frères Kouachi et Amedy Coulibaly. En deuil, le monde du livre n’a pas manqué à l’appel. Car ce sont non seulement des esprits libres, mais parfois aussi des amis, des auteurs de leur maison, des habitués des librairies, que les professionnels ont perdus. En visant l’hebdomadaire satirique, symbole de la liberté d’expression, ces attaques touchent les métiers du livre droit au cœur et obligent ses acteurs à réaffirmer leur mission. "Leur liberté de créer est notre liberté de choisir", a lancé dès mercredi Jean-Marie Ozanne, le fondateur de Folies d’encre à Montreuil, une librairie proche du journal et particulièrement du dessinateur Tignous qui habitait la ville.

Au Syndicat national de l’édition, la cérémonie des voeux jeudi 8 janvier s’est transformée en hommage à Charlie Hebdo.- Photo OLIVIER DION

Talent et irrévérence

Les hommages pleuvent et les initiatives se multiplient : ouvrages collectifs dont les recettes seront reversées à Charlie Hebdo, projection d’un dessin géant de Wolinksi sur la façade de la BNF, tables et vitrines dédiées, journée de solidarité le 17 janvier en librairie où seront offerts au magazine des dons équivalant à la remise de 5 %.


 

Adieu de Wolinski, projeté sur l’une des tours de la Bibliothèque nationale de France.- Photo DAVID PAUL CARR/BNF


Si l’édition a accueilli les libres penseurs de Charlie Hebdo qu’étaient Charb, Cabu, Wolinski, Honoré, ou encore Tignous, en publiant leurs dessins, ce n’était certainement pas par appât du gain. Car en dehors de quelques albums et grandes stars comme Plantu, le dessin d’humour ne génère que de faibles ventes. "Beaucoup de ces livres n’intéressaient pas grand monde, car ils souffraient d’une image "militants ringards, gauchos pénibles"", note Dominique Burdot qui a travaillé avec la nouvelle génération de Charlie Hebdo, d’abord chez Vents d’ouest puis chez 12bis. "Nous n’étions pas nombreux à éditer leurs enquêtes BD d’une part parce que ça entraînait des complications juridiques et d’autre part parce que ça se vendait peu en dehors de La face karchée de Sarkozy qui a dépassé les 200 000 ventes." Mais leur talent et leur irrévérence séduisent les éditeurs. "Si la plupart du temps les dessins de presse sont faits pour être consommés dans l’instant et non pour être immortalisés dans un livre, certains artistes ont le don rare de toucher à l’archétype et à l’éternel. C’est le cas de Cabu", estime Jean-Louis Festjens, ami et éditeur du caricaturiste qui a publié L’intégrale Beauf chez Michel Lafon. Le second tome est en préparation, de même que la publication de l’intégrale de Cabu. Si le dessin de presse vit bien au-delà des pages du journal satirique, l’"esprit Charlie", lui, pourrait être en voie de disparition. "Les journaux n’accordent pas une place extraordinaire au dessin de presse. Alors la relève… On ne fait pas un Cabu ou un Charb en 24 heures", souligne Lionel Hoëbeke qui édite notamment Luz, Wolinski, Cabu et Charb. "Moins d’emplois pour les dessinateurs de presse et donc moins de carrières, constate l’éditeur Jacques Glénat. Pourtant ces auteurs ont fait vivre le dessin d’humour dans la presse et l’édition, insufflant dans le livre une réactivité à l’actualité. Par leur talent, leur dérision et leur esprit satirique, ils ont élargi le lectorat."

 

Peu de menaces directes

Avec la disparition des piliers de Charlie Hebdo, c’est un pan entier du patrimoine qui est atteint. Mais l’hebdomadaire, qui tirait à 30 000 exemplaires par numéro, ne faisait pas l’unanimité. Si les Français ont défilé ensemble, c’est avant tout pour défendre la liberté d’expression, et pas uniquement dans ses aspects les plus provocateurs. "L’adversaire, c’est la réduction de la pensée mondiale, analyse Jean-Louis Festjens. En France, des milliers de titres paraissent chaque année, représentant ainsi la diversité des opinions, des cultures, des styles. Aujourd’hui, si cette richesse existe, c’est grâce aux maisons d’édition et à notre réseau de librairies indépendantes", poursuit-il en mentionnant une autre forme d’attaque à la pensée plurielle, plus insidieuse, représentée par les géants Google et Amazon.

A défaut de se définir comme "militants", les éditeurs sont conscients de leur pouvoir. "Il faut éduquer à la liberté et cela passe par l’écrit. Les fictions, lorsqu’elles font vivre au lecteur d’autres vies que la sienne, donnent goût à la liberté. Les essais, lorsqu’ils font appel à l’intelligence du lecteur, nous apprennent à être plus libres", estime Guillaume Allary qui a publié le premier volume de L’Arabe du futur de Riad Sattouf, collaborateur de Charlie Hebdo entre 2004 et 2014. Pourtant, de l’avis général, aucune maison ne peut revendiquer le courage et l’engagement propres à l’équipe du journal. "C’est leur talent et leurs idées, l’éditeur n’est qu’un vecteur", explique Dominique Burdot, qui n’a subi aucune menace suite à des publications de titres de Charb ou Tignous, seulement "une cascade de contrôles fiscaux" après La face karchée de Sarkozy. Et ce n’est que lorsque 12bis a touché à la religion avec Ben Laden dévoilé de Mohamed Sifaoui et Philippe Bercovivi qu’il a reçu des mails d’injures. Les éditeurs reçoivent finalement peu de menaces directes, bien que certains notent un climat de censure accrue. "La liberté d’expression est nettement moins grande aujourd’hui qu’elle ne l’a été dans les années 1970", juge Lionel Hoëbeke qui a notamment publié trois titres sur Hara Kiri entre 2009 et 2011 pour un total de 220 000 exemplaires vendus. "A l’époque, l’équipe était surtout embêtée par les hommes politiques et beaucoup moins dans le domaine des mœurs. Aujourd’hui, il y a un glissement. Et pour la parution de ces livres, j’avais d’ailleurs consulté notre avocat", raconte l’éditeur. "L’humour est plus censuré, et parfois autocensuré, qu’à l’époque d’un Desproges, confirme Philippe Héraclès, le P-DG du Cherche Midi, qui édite Cabu, Charb, Tignous, Wolinski, Mathieu Madenian ou Patrick Pelloux. La seule arme d’un éditeur, ce sont les ouvrages qu’il publie et il ne faut pas laisser la peur s’immiscer à l’aube de toutes les prises de décisions."

Mais ce sont les auteurs qui restent en première ligne des intimidations. Les points de vente peuvent aussi être amenés à gérer des situations délicates. Ainsi, à Antibes, une librairie a été prise pour cible par un groupe de jeunes gens qui lui reprochaient d’avoir mis dans sa devanture des unes de Charlie Hebdo (voir encadré). Depuis l’attentat, les libraires enregistrent par ailleurs une forte demande sur les ouvrages des auteurs assassinés qui réapparaissent dans les meilleures ventes et la Fnac est en rupture sur tous les titres. Une situation problématique en raison des faibles stocks, les niveaux de vente étant habituellement très bas. A Beaune, Des livres et des hommes, qui disposait d’ouvrages en stock depuis trois ans, les a tous vendus.

"Suis-je réellement Charlie ?"

Dessin de Tignous pour Les Mots passants à Aubervilliers, 2002.

Pour sensibiliser ses clients, le responsable des lieux, Arnaud Buissonin, a opté pour une pédagogie offensive. Il a en effet monté une vitrine intitulée "Liberté d’expression : suis-je réellement Charlie ?" avec des auteurs controversés comme Alain Soral, Renaud Camus ou encore Noam Chomsky. "C’est une façon d’interroger les gens sur leur capacité à respecter cette fameuse liberté d’expression. Nous-mêmes, en tant que libraires, nous avons des questions à nous poser. En témoigne le refus affiché récemment par certains de vendre Merci pour ce moment de Valérie Trierweiler", justifie le libraire.

D’autres librairies ont fait le choix d’élargir le sujet en proposant non seulement des titres liés à Charlie Hebdo mais aussi des livres éclairant le monde musulman ou abordant des valeurs de respect et de tolérance. C’est notamment le cas à La Procure, dans le 6e arrondissement de Paris, qui a mis en place une sélection pour adultes avec, entre autres, Petit traité de la rencontre et du dialogue de Pierre Claverie et Notre laïcité ou Les religions dans l’espace public : entretiens avec Olivier Bobineau et Bernadette Sauvaget d’Emile Poulat.

Education

Si la clientèle des librairies est naturellement sensible à la liberté d’expression, ce n’est pas toujours le cas des publics beaucoup plus variés des bibliothèques. Ces dernières, ouvertes à tous, ont aussi été ces derniers jours le théâtre des premiers échanges sur les attentats et la mobilisation qui a suivi. Pour transmettre sans imposer, Julien Barlier, directeur de la médiathèque de La Seyne-sur-Mer, a choisi d’ouvrir le débat : "Nous avons souhaité créer le dialogue plutôt que de chercher le consensus en mettant à disposition un mur sur lequel les gens pouvaient s’exprimer en collant des post-it." Mais la bibliothèque s’est aussi emparée de sa mission éducative en improvisant des discussions avec les jeunes afin d’expliquer que la moquerie n’est pas synonyme de manque de respect et de dissiper certains malentendus sur les représentations de l’islam dans Charlie Hebdo. "Au début, il y avait des manifestations d’agressivité, mais nous avons senti que les enseignants avaient déjà fait un gros travail d’explication. C’est essentiel car ces jeunes manquent de références pour analyser une situation aussi compliquée", précise le bibliothécaire.

Car c’est bien l’éducation qui est au cœur des débats. Bien que minoritaires, les réactions parfois hostiles, notamment dans les quartiers sensibles, interpellent les professionnels. "Le lendemain de l’attaque, des collègues ont entendu des enfants déclarer qu’ils étaient contents de ce qui était arrivé. Ce n’est évidemment pas la réaction majoritaire, mais il ne faut pas ignorer cette réalité", souligne un responsable de médiathèque dans une grande agglomération. A Clamart, La Petite Bibliothèque ronde, orientée vers les 0-12 ans, mise sur la sensibilisation des familles. Vandalisée en mars dernier, elle mène de plus en plus d’actions à destination des adultes. Plus largement, les bibliothèques se veulent un lieu d’échange ouvert. "Nous avons une vocation sociale, particulièrement dans les villes multiculturelles, estime Brigitte Bignotti, directrice de la bibliothèque municipale de Bobigny. Le vivre-ensemble a toujours été au cœur de nos préoccupations et le débat d’idées a évidemment toute sa place en bibliothèque."

Face au trouble, chacun revient donc aux valeurs essentielles et pioche dans sa bibliothèque les classiques sur la tolérance. Editeurs et libraires constatent (voir encadré) d’ailleurs une envolée des titres de Voltaire et de Locke, Lumières intemporelles.

A.-L. W., S. L., C. N., V. H.

Du Square aux Echappés, les maisons de Charlie

 

Charlie Hebdo a pensé à la pérennité de son travail en s’adossant à une structure éditoriale, même si ses auteurs ont essaimé dans de nombreux catalogues.

 

Charlie Hebdo, c’est aussi, dans les mêmes locaux, une petite maison d’édition. Diffusés par Volumen, Les Echappés sont dirigés par Riss et publient une dizaine de titres par an. Cécile Thomas, l’éditrice et seule permanente de la structure, s’emploie aujourd’hui, entre les bureaux de Libération et son domicile, à gérer les commandes qui affluent des librairies depuis mercredi. Elle vient de lancer des réimpressions pour Les unes 1969-1981,La reprise tranquille, Les 1 000 unes : 1992-2011, ainsi que Mes années 70 de Wolinski, le volume 2 des Fatwas de Charb et La vie de Mahomet de Charb et Zineb. Quant au programme éditorial, "il est retardé mais maintenu", précise- t-elle.

L’édition apparaît très tôt dans le projet des fondateurs du journal, pour pérenniser l’éphémère dessin de presse. Le professeur Choron qui crée en 1960 l’ancêtre de Charlie Hebdo, Hara Kiri, monte en 1965 les éditions Hara Kiri avec la "Série bête et méchante", publiant Wolinski, Topor, Gébé et Cavanna. Reiser et Cabu auraient dû y publier aussi un titre, mais l’imprimerie avec les épreuves prend feu accidentellement !

Ces éditions disparaissent l’année suivante après l’interdiction d’Hara Kiri. Elles renaissent en 1969 avec Charlie Hebdo sous le nom des éditions du Square - un nom suggéré par la proximité du square Montholon. "Les albums se vendaient plutôt bien, notamment ceux de Reiser, ce qui permettait de combler les dettes", explique Stéphane Mazurier, universitaire, auteur de Bête, méchant et hebdomadaire : une histoire de Charlie Hebdo (1969-1982) (Buchet-Chastel, 2009). "C’étaient des reprises du journal et il y eut une inflation des titres, chaque dessinateur avait son album même si les plus vendeurs de l’équipe restaient Reiser et Wolinski."

Mais les difficultés financières se multiplient lors de la décennie suivante, et le professeur Choron vend le catalogue d’auteurs en décembre 1981 à Albin Michel. Celui-ci va d’abord coéditer ou conserver la mention éditions du Square avant qu’elles ne deviennent Albin Michel BD. Charlie mensuel est vendu peu de temps après à Dargaud. Le Square, qui a continué à publier Willem, déposera le bilan en 1985. En 2007, ce fonds bandes dessinées d’humour "L’Echo des savanes/Albin Michel" est racheté par Glénat.

Il faudra donc attendre la nouvelle équipe de l’hebdomadaire autour de Philippe Val pour que soit relancée une maison d’édition en 2008. Il fallait d’abord "exploiter et prolonger la matière inépuisable du journal, raconte Cécile Thomas. Puis nous nous sommes ouverts à des auteurs extérieurs". Les auteurs n’ont pas d’exclusivité et ont depuis quarante ans essaimé dans de nombreux catalogues, fidèles à la pratique du dessinateur d’actualité qui travaille pour plusieurs titres de presse. A.-L.w.

Menacée à cause de sa vitrine

Jeudi 8 janvier, Comic strips café, la librairie d’Antibes spécialisée en BD a été prise à partie par cinq jeunes qui lui reprochaient l’hommage rendu dans sa vitrine aux dessinateurs de Charlie Hebdo. "Alors que nous avions fait notre devanture avec les unes de Charlie, un groupe de jeunes est venu nous sommer de retirer celles où était représenté Mahomet en nous menaçant, sinon, de casser notre vitrine, explique le gérant, Laurent Parez. Nous avons averti la mairie qui nous a renvoyés vers la police. Cette dernière nous a conseillés de retirer les unes et a placé la librairie sous surveillance. Dans la soirée, nous avons retiré les couvertures mais dès le lendemain nous les avons remises. Finalement nous n’avons eu aucun dégât à déplorer."

Il est vrai que, très vite, la police a pu interpeller un des jeunes agresseurs, âgé de 17 ans et habitant Nice. Placé en garde à vue au commissariat d’Antibes puis déféré au parquet de Nice, ce dernier a été présenté au juge des enfants, avant d’être libéré avec une simple demande de réparation. "Nous avons demandé l’indulgence pour ce jeune qui nous a présenté des excuses lors de notre confrontation", explique Laurent Parez.

En revanche, son frère aîné, qui avait appelé le commissariat d’Antibes pendant sa garde à vue et menacé les policiers, a aussi été interpellé. Jugé en comparution immédiate devant le tribunal de Grasse pour "menaces sur personnes dépositaires de l’autorité publique", il a été placé en détention jusqu’au verdict, prévu le 17 février. C. N.

Bibliothèques : "Les acquisitions ne sont pas un acte anodin"

Pour Dominique Mans, directeur des bibliothèques de Clermont Communauté, les bibliothèques sont amenées à repenser leurs missions.

"Ces événements ont provoqué une prise de conscience importante. Nous ne mesurions pas toute l’ampleur de notre rôle dans les débats de société. Parfois, les collections en bibliothèque sont trop lisses. Les acquisitions ne sont pas un acte anodin. Nous avons fait le constat qu’il est de notre responsabilité d’identifier les livres qui peuvent susciter le débat. Nous réfléchissons à mettre en place un dispositif pour nous accompagner à la décision dans certains cas. Cela pourrait être un groupe rassemblant des personnes de la société civile, des élus, des experts - sociologues, philosophes. Il n’y aurait en aucun cas de censure, car ce groupe se réunirait ponctuellement à notre demande sur des titres pour lesquels nous sentons le besoin de sortir de la réflexion entre bibliothécaires. Il ne s’agit pas de déléguer la décision, mais au contraire de nourrir notre discussion et avoir des éléments de contexte pour expliquer nos choix auprès des élus et des usagers." V. H.


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