Entretien

Claude Durand : un agent pas vraiment secret

OLIVIER DION

Claude Durand : un agent pas vraiment secret

Pendant trente-cinq ans, l'ancien P-DG des éditions Fayard a tissé des liens privilégiés avec Alexandre Soljénitsyne qu'il représentait en tant qu'agent littéraire dans le monde entier. A 72 ans, dans Agent de Soljénitsyne, il raconte cette aventure hors norme, avec un écrivain hors gabarit, et distille au passage quelques considérations sur la littérature, l'édition et les journalistes.

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Par Laurent Lemire,
Créé le 26.10.2015 à 17h10 ,
Mis à jour le 27.10.2015 à 16h00

Livres Hebdo - Agent de Soljénitsyne, c'est un fragment de vos Mémoires ?

Claude Durand - Certainement pas. On m'a souvent demandé de rédiger des Mémoires : j'ai toujours décliné la proposition. Les Mémoires constituent un genre périlleux, qui flirte souvent avec le faux, et relève de la reconstruction a posteriori. J'avoue que je n'ai nulle envie d'élever mon propre monument funéraire...

Alors, de quoi s'agit-il ?

Photo OLIVIER DION

D'une humble contribution à l'histoire littéraire contemporaine, via la gestion de l'oeuvre d'un auteur parmi les plus grands du XXe siècle. On ne rencontre pas tous les jours des écrivains de cette envergure ! Et ce n'est pas tous les jours non plus qu'un éditeur français reçoit d'un tel géant une telle mission : s'occuper de l'ensemble de son oeuvre dans le monde entier. L'origine de ce livre est partie d'une demande de Georges Nivat qui souhaitait, pour le catalogue de l'exposition remarquable qu'il a organisée à Genève à la Fondation Bodmer, quelques feuillets sur mes relations agent-auteur avec Soljénitsyne. J'ai relu quelques centaines de lettres et de documents de l'époque, et les quelques feuillets demandés sont devenus un livre.

Pourquoi ce titre avec "agent", puisque vous lui préférez celui de "représentant de l'auteur" ?

Le mot, dans notre métier, est plus parlant. Et puis, ce choix revêt une dimension humoristique ; dans le contexte du combat entre l'écrivain et le pouvoir soviétique, le mot "agent" implique une part d'actions secrètes qui ne me déplaît pas.

Vous n'aimez pourtant pas le mot ?

C'est vrai que je préfère l'expression "représentant de l'auteur". L'agent est d'ordinaire celui qui se charge du contrat, qui négocie l'avance sur droits puis ne s'occupe plus guère de l'auteur. Ma relation de trente-cinq ans avec Soljénitsyne était d'une tout autre nature. Je l'ai accompagné de multiples façons. Ce travail qui me prenait tous mes week-ends, puisque j'étais éditeur le reste de la semaine, allait du juridique au financier, en passant par le conseil en relations publiques et le domaine des adaptations théâtrales ou audiovisuelles, le contrôle des traductions, la stratégie à adopter vis-à-vis des avances de Moscou après la perestroïka, etc., etc.

Que pensez-vous des agents littéraires ?

Leur rôle dépend des pays. Aux Etats-Unis, l'édition paraît inconcevable sans agents. Ils sont non seulement les intermédiaires entre auteurs et éditeurs, mais, pour certains, accomplissent un vrai travail de découverte et de direction littéraire. En France, je pense que l'éditeur reste le mieux placé pour travailler aux côtés de l'auteur, l'accompagner en sorte de lui faire donner ce qu'il a de meilleur.

Vous voulez dire qu'un éditeur peut être un bon agent, mais pas l'inverse ?

Ce sont deux métiers différents. En France, l'édition fonctionne sur la base d'une péréquation : 80 % des titres qui se vendent peu, mais peuvent à la longue nourrir un fonds, sont rééquilibrés par 20 % qui se vendent bien. C'est un type d'économie qui a fait ses preuves. Elle est peut-être fragile, mais beaucoup moins que celle d'un agent qui doit faire vivre son bureau, amortir ses frais. Les agents font leurs calculs : il leur faut des auteurs qui rapportent gros et à coup sûr. Voilà pourquoi, en France, ils travaillent peu à faire des découvertes, mais essaient de s'attacher des auteurs déjà lancés. Une de leurs occupations favorites est en effet de rafler des auteurs que les éditeurs, par leur travail de longue haleine, ont hissés en haut des hit-parades. Puis, lorsque ces auteurs viennent à faillir ou sont sur le déclin, ils les laissent tomber comme de vieilles chaussettes.

Vous rappelez combien Bernard Pivot fut important pour la diffusion de l'oeuvre de Soljénitsyne en France. Aujourd'hui, la télévision n'a plus ce poids.

Hélas non. Qui recevrait un écrivain même célèbre pendant une heure et demie en première partie de soirée ? Cela dit, de retour dans son propre pays, Soljénitsyne connut aussi quelques déboires avec les médias. Après la chute du communisme, on lui proposa à la télévision russe une tribune d'un quart d'heure à une heure de grande écoute. Mais c'était un peu comme si on avait confié la présentation du 20 heures de TF1 à Julien Gracq : son vocabulaire et sa syntaxe étaient inaudibles à la ménagère russe de 50 ans, et son esprit critique vis-à-vis du pouvoir ne désarmant pas, l'expérience fit long feu.

Vous rappelez que Soljénitsyne a été accusé de rendre visite à des dictateurs, voire d'antisémitisme. Comment prenait-il ce type d'attaques ?

Les batailles idéologiques ont surtout fait fureur avec la sortie de L'archipel du goulag, puis ont repris avec la nouvelle version d'Août 14, et enfin avec Deux siècles ensemble. Face aux calomnies comme celles-là, ou aux attaques politiques ou personnelles, il répondait à sa manière précise, détaillée, pédagogique, pas toujours des plus médiatique. Il possédait au demeurant une certaine faculté d'autocritique et comprenait qu'il n'avait pas toujours fait montre, vis-à-vis des médias occidentaux, de toute la compréhension nécessaire. En fait, dans les interviews, il n'accordait pas grande importance aux questions : ce qui lui importait, c'est ce qu'il avait à dire.

Ces attaques continuent ?

L'année dernière, des sites d'extrême droite américains et australiens se sont emparés de Deux siècles ensemble, l'ont piraté et partiellement traduit pour détourner l'ouvrage à leurs propres fins. Il a fallu demander aux services juridiques de notre groupe d'intervenir pour mettre un terme à ces agissements susceptibles de dénaturer et l'oeuvre et son auteur.

Trois grands auteurs gravitent dans votre univers : Soljénitsyne, bien sûr, Ismail Kadaré, dont Fayard détient aussi les droits sur le plan mondial, et Gabriel García Márquez dont vous avez cotraduit Cent ans de solitude avec votre épouse. De qui vous sentez-vous le plus proche ?

De Soljénitsyne, bien sûr. Parce que c'est un combattant qui n'a jamais cédé un pouce de terrain, et que je suis sensible à cette force de conviction, à cette volonté d'en découdre. L'homme et l'oeuvre sont chez lui si intimement mêlés ! Kadaré a davantage recouru à la ruse à l'endroit du pouvoir stalinien, pratiquant le maquillage de manuscrits, détournant à son profit le schisme entre Moscou et Tirana, etc. J'ai une admiration très vive pour l'oeuvre de Garcia Márquez, moins pour l'homme. Je n'apprécie pas son double langage, son concubinage avec le régime castriste. Les auteurs latino-américains se sont souvent fourvoyés dans leurs rapports avec les pouvoirs, qu'ils soient autoritaires, fascistes ou communistes. J'ai en revanche éprouvé une respectueuse amitié pour Ernesto Sabato, mort il y a quelques mois à 99 ans, qui s'est battu jusqu'au bout pour la liberté et les victimes de la dictature argentine.

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué chez Soljénitsyne ?

Le sentiment d'urgence à compléter son oeuvre. Lorsqu'il était étudiant en physique et mathématiques à l'université de Rostov, il avait composé un poème sur Evariste Galois. Il était fasciné par le sort de ce mathématicien français mort à quelque vingt ans et qui n'avait pu achever son oeuvre. Il était hanté par la peur de manquer de temps pour mener à bien tout ce qu'il sentait devoir écrire. Voilà pourquoi il a rédigé L'archipel du goulag dans une cabane, en Estonie, en 148 jours ! Quand on voit la masse du travail fourni, on en reste sidéré.

L'oeuvre de Soljénitsyne est publiée chez Fayard grâce à vous.

J'y ai mes racines depuis 1980 et j'ai donc fait en sorte d'y réunir toute l'oeuvre. J'ai désormais mandat de Natalia Dmitrievna, la veuve de l'écrivain, de veiller à la continuité de son exploitation, ici et dans le reste du monde.

Quel autre grand auteur contemporain voyez-vous être aussi sensible à la continuité et à la traduction de son oeuvre ?

Milan Kundera me semble assez proche de ce souci du respect de l'oeuvre, de sa traduction et de sa présentation.

Quelles sont les oeuvres de Soljénitsyne qui restent à publier ?

Le tome 2 d'Avril dix-sept de La roue rouge, qui marquera la fin de ce cycle dont l'ampleur laisse médusé : ... trois fois Guerre et paix ! Dans les deux ans, nous publierons aussi le Journal >de La roue rouge que Soljénitsyne a tenu pendant les cinquante années de la rédaction des "Noeuds". Sont également prévus un poème de 12 000 vers, deux ou trois volumes d'études littéraires, et une gigantesque correspondance. Vous voyez, il y a encore à faire, et je suis heureux de le faire chez Fayard, aux côtés d'Olivier Nora qui mesure l'importance de l'oeuvre pour le catalogue d'une maison comme celle qu'il dirige à présent.

De quel autre auteur auriez-vous aimé être le représentant ?

Sans hésiter, Vladimir Nabokov, Jorge Luis Borges...

Vous qui avez côtoyé tant de géants, vous ne devez pas croire à la mort annoncée du livre ?

Du livre, certes non ! De la littérature, en revanche... Au vu de certaines tendances, il m'arrive parfois de craindre que, dans nos sociétés dites post-industrielles, on en soit venu, dans le domaine du livre, à une approche que je dirais... post-littéraire !

Agent de Soljénitsyne de Claude Durand, Fayard, 280 p., 19 euros. ISBN : 978-2-213-66297-8. En librairie le 31 août.

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