Avant-Critique Roman

L'Irlandais Colm Tóibín, né en 1955, grand voyageur, journaliste, essayiste, romancier, s'était déjà passionné pour la vie d'un autre écrivain, Henry James, à qui il a consacré un roman biographique, Le maître (Robert Laffont, 2005), qui fut finaliste du Booker Prize. Il y racontait quatre années charnières du parcours de l'auteur des Bostoniennes. Il poursuit aujourd'hui dans la même veine avec Le magicien, consacré à Thomas Mann (1875-1955) et à toute sa famille, son clan − Mann faisant des tours de magie à table quand la fantaisie lui en prenait, « le magicien » était le surnom que lui avaient donné ses espiègles enfants Klaus et Erika.

Sa mère, Julia, était une femme d'origine brésilienne qui, veuve, s'était peu à peu libérée du carcan des conventions de la grande bourgeoisie protestante du Nord de l'Allemagne. Le père, mort prématurément en 1891, était l'héritier de riches armateurs et négociants de Lübeck, également sénateur. Son frère aîné Heinrich (1871-1950), avec qui les rapports ne furent jamais simples, fut tôt émancipé de la tutelle familiale et partit vivre en Italie. Il fut le premier écrivain reconnu de la famille. Au fil du temps, Heinrich prit des positions radicales, rejeta les valeurs bourgeoises au profit du socialisme. À l'arrivée des nazis au pouvoir, en 1933, il quitta l'Allemagne, tout comme son frère, et s'installa aux États-Unis, pays qu'il n'aima jamais. Après la guerre, en plein maccarthysme, il songeait à rentrer en Europe, mais mourut en Californie. Thomas, lui, surveillé par le FBI et dénoncé comme communiste (un comble pour ce grand bourgeois libéral), regagna l'Europe définitivement en 1952. La Suisse, en l'occurrence, où il mourut à Kilchberg, près de Zürich, trois ans plus tard. Pour ses 80 ans, il avait pu retourner à Lübeck, encore en ruines, sur les traces de sa jeunesse en demi-teintes.

Et puis, dans le clan Mann, il y avait les six enfants que lui avait donnés Katia Pringsheim, la femme de sa vie, richissime héritière d'une famille de Juifs munichois convertis, épouse, mère, mais aussi partenaire : elle n'ignorait rien des goûts de son mari, attiré par les garçons depuis toujours, mais l'avait admis à condition que les apparences fussent sauves. Parmi les enfants, Klaus, gay, qui s'est suicidé en 1949, fut aussi un écrivain attachant, tourmenté.

C'est à l'aide d'une succession de tableaux, de scènes dialoguées, vivantes, que Colm Tóibín brasse cette colossale matière humaine où se côtoient, de 1891 à 1950, la vie intellectuelle et artistique (musicale, surtout), la politique, les guerres, l'histoire. L'intime, également, très présent, sans voyeurisme aucun. Mais l'âme torturée de Thomas Mann, celui de La mort à Venise, prix Nobel de littérature en 1929, hanté par l'idée du déclin, de la décadence, s'y exprime à chaque page. À sa façon, Colm Tóibín est également un magicien du biopic. Le cinéma ne s'y est pas trompé, qui l'a distingué pour des scénarios ou des adaptations de ses livres.

Colm Tóibín
Le magicien Traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson
Grasset
Tirage: 9 000 ex.
Prix: 23 € ; 608 p.
ISBN: 9782246828259

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