20 ans après

Comment Amazon a conquis le monde

"Customers rule !" (Les clients commandent !) : le mot d’ordre d’Amazon écrit par Jeff Bezos lui-même sur un mur du centre logistique de Saran, 2007. - Photo Olivier Dion

Comment Amazon a conquis le monde

Créée en juillet 1994, au tout début d’Internet, la librairie Amazon.com est devenue un immense hypermarché multiproduit qui secoue durement ses fournisseurs et ses concurrents aux Etats-Unis comme en Europe. Dans le livre, sa part de marché le rend indispensable aux éditeurs, mais ses méthodes prédatrices soulèvent craintes et rancœurs. La France tente de contenir son emprise avec des lois.

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Par Hervé Hugueny,
avec Créé le 04.07.2014 à 03h04

Il y a vingt ans tout juste, alors que Livres Hebdo présentait les 364 romans de la rentrée de l’époque, un certain Jeff Bezos fondait à Seattle, avec 10 000 dollars de capital, la société qui bouleverse aujourd’hui l’édition et la librairie, la grande distribution, les services informatiques et bien d’autres secteurs économiques. Pour cet anniversaire, la France offre un cadeau de son cru à l’autocratique patron : une loi taillée sur mesure, vite baptisée "anti-Amazon" au pays de la réglementation du prix du livre, qui sera promulguée à la fin de la semaine prochaine. En interdisant la réduction de 5 % et la livraison gratuite des livres dans la vente à distance, au nom de la protection des libraires garants de la diversité éditoriale, elle s’attaque à deux principes érigés en dogmes par l’ancien trader : la guerre des prix permanente et la satisfaction absolue du client. La formule est banale dans le commerce. L’originalité d’Amazon est de l’appliquer à la lettre.

Success story

Les premiers livres ont été vendus un an plus tard, en juillet 1995. Sur ce demi-exercice, Amazon.com avait obtenu 511 000 dollars de chiffre d’affaires, et perdu 304 000 dollars. En raison des rabais consentis, la marge brute plafonnait à 20 % contre 33 % en moyenne pour la librairie en France. En 2013, le chiffre d’affaires du groupe atteint 74,4 milliards de dollars (+ 22 %), pour 0,4 % de bénéfice. La marge brute est à 27,2 %, en hausse régulière depuis quatre ans. Le groupe emploie 113 300 salariés, dont 2 000 en France. Il construit un nouveau siège composé de trois tours de trente-sept étages, toujours à Seattle, belle ville de la côte nord-ouest des Etats-Unis. Sa part de marché dans la vente de livres (papier et numérique) aux Etats-Unis serait de 41 %, selon une étude du Codex Group présentée à BookExpo America. En France, Amazon contrôlerait environ les deux tiers des ventes sur Internet, estimées à 17 % l’an dernier selon le panel TNS-Sofres. Peu d’éditeurs acceptent d’indiquer quelle est leur part de chiffre d’affaires réalisée avec le site, de crainte de lui donner une information qu’il utilisera pour arracher une hausse de sa remise. "Ces données sont confidentielles", répond Francis Lang, directeur commercial d’Hachette Livre, dont la filiale américaine affronte actuellement le cybermarchand.

Il a bâti son succès sur l’innovation, l’opportunisme, l’évasion fiscale, la chance aussi, notamment en 2000 quand il a frôlé la cessation de paiement, mais surtout une ambition farouche. Jeff Bezos n’est pas hypocrite quand il affirme aimer la lecture. Mais le livre n’était qu’un marchepied pour ce surdoué des maths. Parmi la vingtaine de produits envisagés dans le business plan au départ, le livre offrait l’avantage d’être parfaitement identifiable, d’une offre si abondante qu’elle ne pouvait être exposée que sur Internet, propre aussi à rassembler commentaires des clients et plus tard recommandations sur algorithmes. Enfin, l’approvisionnement presque exhaustif était assuré aux Etats-Unis par deux grossistes seulement, explique Brad Stone dans Amazon : la boutique à tout vendre. Récemment traduite chez First, la biographie de l’entreprise est en ce moment à 11,99 euros d’occasion sur la "place de marché" du site (19 euros en neuf).

Market place contre eBay

Dirigées contre eBay, la création de cette "place de marché" (market place) et l’introduction du livre d’occasion, en 2000, ont provoqué un des premiers clashs entre Amazon et les éditeurs américains, jusqu’alors satisfaits de voir ce nouveau venu mordre les mollets de Borders et de Barnes & Noble, les deux chaînes qui les éreintaient de surremises. En interne, la décision du patron avait aussi provoqué de sérieux doutes, totalement balayés aujourd’hui. Cette market place rentabilise les investissements du site et des centres d’expédition, complète l’offre du groupe et lui fournit un poste d’observation sur la commercialisation de produits qu’il ne vend pas encore, avant de se lancer s’il le juge intéressant.

En France, "un peu plus d’un millier de libraires y ont vendu des ouvrages" selon le service de communication du cybermarchand. En 2012, il a repris à son tour le livre d’occasion dans le programme "Amazon rachète", qui lui permet de contourner la loi Lang. C’est peut-être une des raisons du ralentissement apparent des ventes que constatent certains éditeurs : le site vendrait en fait toujours plus de livres, mais moins de neufs. Selon le nouveau panel des consommateurs de GFK, 13 à 14 % des acheteurs disent se fournir en occasions en 2013-2014. La proportion monte à 25 % pour les gros lecteurs. Selon le panel TNS-Sofres, l’occasion représentait 10 % des achats en 2013.

Le Kindle casse les prix

La guerre des prix a assuré aussi le succès du Kindle, la liseuse lancée à l’automne 2007 avec un an de retard en raison des exigences de Jeff Bezos sur la simplicité d’usage et le volume de l’offre. Sony proposait son Reader depuis quelques mois, mais s’est trouvé balayé par les best-sellers bradés à 9,99 dollars. Les lecteurs américains ne sont pas moins attachés que les Européens au livre en tant qu’objet, toujours en version cartonnée et reliée pour les premières éditions outre-Atlantique, contrairement aux ersatz brochés dont se contentent les Français. Mais au tiers du prix, le numérique est devenu irrésistible, surtout pour les gros lecteurs. Avec la même réduction, l’effet serait identique en France. C’est bien la raison pour laquelle les éditeurs ont demandé une extension numérique de la loi Lang, et s’en tiennent à une réduction de 30 à 35 % du prix du grand format : favoriser les ebooks serait un fantastique cadeau au Kindle qui domine les marchés (50 à 80 % suivant les pays), à ses concurrents (Apple, Kobo-Fnac.com, Google), mais pas aux libraires.

Le Kindle est aussi exemplaire de l’enfermement du client en "Amazonie", aussi efficace qu’imperceptible. Cette liseuse ne fonctionne qu’avec les fichiers achetés sur le site, lesquels sont inutilisables sur d’autres appareils. Le catalogue rassemble toute l’offre numérique des éditeurs, les lecteurs conquis n’ont donc pas besoin de chercher ailleurs. Pour les tablettes d’autres marques, ils trouvent une application Kindle qui rend les fichiers compatibles. Dans les marchés non réglementés, comme aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, le site s’assure d’obtenir les meilleurs tarifs dans les renégociations en cours avec les éditeurs. Si le premier Kindle n’était pas très esthétique, les derniers sont réussis, encore plus simples et changés quasi sans discussion en cas de problème.

L’autoédition, vivier d’auteurs

Avec sa liseuse, Amazon s’est aussi fait le spécialiste de l’autoédition. Tournée vers la littérature de genre (sentimental, polar, érotique), la production ne se distingue pas par une qualité stupéfiante, mais elle permet de gonfler l’offre (150 000 références au total, selon le service de presse). C’est devenu un vivier d’auteurs pour les éditeurs traditionnels, mais aussi un challenge de plus, en raison des prix pratiqués, et des contenus inaccessibles aux autres libraires en ligne : les auteurs Amazon ne s’adressent qu’aux clients d’Amazon. "En 2013, sur le top 10 des livres numériques les plus vendus, cinq étaient des titres KDP [Kindle Direct Publishing]. Le numéro un était Un palace en enfer [à 2,99 euros] d’Alice Quinn devant Cinquante nuances de Grey", selon le service de communication.

Dans l’univers des produits physiques, il est impossible d’enfermer ainsi le client, mais tout est fait pour lui rendre la consommation naturelle, fluide, presque inconsciente : l’achat en un clic, le forfait de livraison payé une fois pour toutes (Premium), l’expédition express adossée à une informatique ultraperformante, une organisation des entrepôts et de la logistique socialement sans merci. Le Fire Phone, smartphone maison qui sera livré à partir du 25 juillet aux Etats-Unis, rassemble toutes ces fonctions dans la main, notamment l’identification des livres par leur code-barres, qui fait apparaître de suite la version numérique ou l’exemplaire d’occasion, tous deux moins chers que le grand format scanné en magasin. Cette exigence obsessionnelle du service au client a déteint sur les libraires eux-mêmes, qui ont senti le danger et en ont fait un des thèmes de leurs premières Rencontres nationales, à Lyon. C’est une des contributions d’Amazon au secteur, auquel il a pris au moins autant qu’il a apporté : entre 2000 et 2013, le chiffre d’affaires de l’édition n’a progressé que de 12 %, soit à peu près l’estimation de la part de marché du site. <

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Jeff Bezos, 2012.- Photo STEVE JURVETSON CC BY 2.0

Pour les gens du livre, il pourrait être plaisant de se dire qu’on peut devenir riche à partir d’une librairie. Mesurée à l’aune des 18,2 % du capital d’Amazon qu’il possède, et du cours de Bourse du groupe fin juin, la fortune de Jeff Bezos atteint au moins 27,4 milliards de dollars. Il faut y ajouter ses fonds personnels, à partir desquels il s’est offert le Washington Post (250 millions de dollars), quatre maisons, un ranch au Texas grand comme la moitié du Luxembourg, et divers investissements dans des start-up. Diplômé en informatique et ingénierie électrique de Princeton, il constitue le principal actif du groupe qu’il a créé, et sa fragilité potentielle. Un P-DG recruté en 1999 pour l’épauler n’a tenu qu’un an : il vaut mieux éviter d’être dans le champ de tir des colères de ce génie visionnaire, et capable de contrôler le moindre détail. Le groupe dépense aujourd’hui 1,6 million de dollars par an pour la sécurité de son patron.

"Amazon est la fois poison et remède"

Pour Françoise Benhamou, spécialiste de l’économie de la culture, c’est surtout l’autoédition qui risque de bouleverser le secteur du livre.

Françoise Benhamou.- Photo O. DION

Amazon occupe une position bien évidemment dominante, ce qui n’implique pas l’abus de position dominante. Il cannibalise une partie du marché, mais il l’anime aussi. C’est le pharmakon des Grecs, à la fois poison et remède", estime Françoise Benhamou, professeure à Paris-13, spécialiste de l’économie de la culture et des médias, qui publiera à la rentrée au Seuil Le livre à l’heure numérique : papier, écrans, vers un nouveau vagabondage. Ce groupe "est un mélange de capitalisme sauvage et assez primitif, construit à partir de prix bas, de ventes en volume, et où règnent des conditions sociales assez primaires", résume-t-elle. "Le bras de fer avec Hachette interroge sur l’évolution de la chaîne du livre : lorsqu’une entreprise est installée dans une situation aussi dominante, quels sont les moyens pour la maîtriser ? Aux Etats-Unis comme en Europe, la justice et les autorités de la concurrence ne sont pas sensibles aux arguments des éditeurs", regrette-t-elle.

"Mais Amazon est aussi innovant, sans être à la pointe de la créativité : les avis de lecteurs qu’il a popularisés viennent en fait de la musique. Il a su exploiter et rentabiliser le travail gratuit fourni par les internautes, ces masses de données produites par les clients", note Françoise Benhamou. S’il met son infrastructure à la disposition de marchands tiers, Amazon conserve en revanche jalousement ses précieuses données : il n’envisage pas de commercialiser les statistiques de lecture qu’il rassemble à partir du Kindle, contrairement à Kobo qui les propose aux éditeurs.

L’enseignante et chercheuse, qui reconnaît sa frustration face à la rétention d’information que cultive le groupe, doute de son rôle dans la création d’une prétendue économie de la longue traîne, qu’elle a étudiée et qu’elle juge surtout "importante comme mythe. On aime savoir qu’il y a un fonds considérable, même si on achète sur un tout petit échantillon de ce fonds. Et je ne crois pas du tout à la capacité d’Amazon à faire ressortir des ouvrages dans la grande forêt des livres inconnus. On peut certes trouver un titre si on examine son catalogue sur un domaine particulier, mais il n’apparaîtra pas spontanément." Selon la société d’étude américaine Codex Group, si les grands lecteurs achètent 61 % de leurs livres sur Internet, ils n’y ont toutefois découvert que 7 % de ces livres.

Un vrai phénomène.

"En revanche, l’autoédition qu’Amazon a lancée, c’est un vrai phénomène, qu’il faut prendre au sérieux : il dit quelque chose des nouvelles exigences des auteurs vis-à-vis de leurs éditeurs." Pour le moment, la production est cantonnée à la littérature de genre, "mais ce sont des segments qui font du chiffre d’affaires, et c’est autant de moins pour l’édition traditionnelle, même si elle y trouve aussi un nouveau moyen de prospecter des auteurs".

L’autoédition encourage aussi la division du marché en "deux catégories de livres : ceux qu’on a envie de garder, et ceux qu’on a juste envie de lire, et parfois même pas jusqu’au bout ; les premiers appellent la propriété, mais tous les autres, on ne les lira plus sous forme physique". <

04.07 2014

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