Tour du monde des librairies

Cyclopédie 2 : les Insolites à Tanger, bien plus qu’une librairie

Stéphanie Gaou. - Photo cyclopédie

Cyclopédie 2 : les Insolites à Tanger, bien plus qu’une librairie

Poursuivant leur tour du monde des librairies francophones à vélo, les deux jeunes diplômés de l’ESCP parrainés par Livres Hebdo, Edouard Delbende et Charlélie Lecanu, ont atteint Tanger où ils ont posé leurs sacoches à la librairie Les Insolites.

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Par Charlélie Lecanu,
Edouard Delbende,
Créé le 25.11.2016 à 00h34 ,
Mis à jour le 06.01.2017 à 11h25

Le premier millier de kilomètres avalé depuis Paris nous a permis de nous familiariser avec la discipline quotidienne inhérente au voyage à vélo (1). Si nos organismes se sont également doucement adaptés au cours du premier mois, à l’heure de quitter Barcelone l’humilité reste de mise. Pour traverser la péninsule ibérique, impossible d’échapper au relief qui se dresse entre la Catalogne et les champs d’oliviers andalous.

Entre Barcelone et Tarifa, nous expérimentons la différence entre la carte et le territoire. Le soir sur le plan, les quelques centimètres qui nous séparent de la prochaine destination sont parcourus du regard en un instant. Mais le lendemain, nous découvrons assis sur nos selles que dans son apparente facilité, la carte routière nous avait dissimulé une région particulièrement aride ou quelques harassantes ascensions. L’Espagne, connue pour l’effervescence de ses centres-villes, nous marque plutôt par le vide de ses campagnes, où les rares villages immobiles que nous traversons ont des airs d’immenses décors de théâtre. A Tarifa nous apercevons enfin les contreforts du Rif, derrière les voiles colorées des kitesurfs. Comme le point d’orgue d’une transition de 1 700 kilomètres vers la culture arabe entamée depuis notre arrivée en Espagne. Pour la première fois nous sommes contraints d’abandonner nos vélos pour le ferry qui franchit quotidiennement le détroit de Gibraltar jusqu’au port de Tanger. Dès notre arrivée, la principale ville au nord du Maroc nous frappe immédiatement par son cosmopolitisme et son ouverture, hérités de sa position à l’entrée du détroit de Gibraltar et d’une histoire mouvementée. Des hauts murs de la Kasbah aux quais du port, l’océan y est présent partout. On l’aperçoit au fond d’une perspective ou bien on le devine tout proche au souffle d’air iodé qui parcourt les rues, où l’on vous interpelle aussi bien en français, qu’en anglais, en espagnol ou en darija, l’arabe dialectal parlé au Maroc.

Le quartier du diable

C’est en plein centre-ville, dans le vieux Tanger des années 1950 et du consulat français, que Stéphanie Gaou a choisi d’installer sa librairie, baptisée Les Insolites. Un emplacement qui préfigure déjà ce lieu atypique puisque le quartier est aujourd’hui désigné par les Tangérois comme celui du sheitan (comprenez le "quartier du diable"), à cause de la présence de nombreux débits de boisson et, nous dit-on, de prostituées. Si le vice y est présent, les automobiles, elles, en sont bannies et c’est aux abords d’une terrasse dressée au beau milieu d’une rue piétonne que nous laissons nos vélos pour découvrir le lieu que sa fondatrice, ancienne professeure d’anglais tombée amoureuse de la ville, a conçu comme un "cabinet de curiosités".

Une librairie singulière en effet, où l’on peut, en plus de feuilleter les volumes, admirer des œuvres d’art ou encore déguster une part de gâteau et du café. En tout, 54 mètres carrés au cœur de la ville dédiés à la culture sous toutes ses formes, et un mot d’ordre : "créer un lieu qui relie la littérature, les images et les gens". Un projet en marge des librairies traditionnelles, déjà nombreuses à Tanger et pour certaines particulièrement illustres.

Comme motivation, "l’envie de partager la beauté sous toutes ses formes, et d’ouvrir des portes". Et comme quotidien, en plus du travail de libraire, de nombreuses initiatives pour faire vivre le lieu. D’abord la décision de faire cohabiter les livres avec une galerie d’art. Tout en profitant de la vue sur le détroit, nous écoutons Stéphanie Gaou nous évoquer ses échanges avec les auteurs et les milieux artistiques autour desquels elle gravite depuis son enfance, afin de renouveler constamment les œuvres exposées, et de proposer des collections "pas élitistes mais qualitatives". On trouve également de grands bacs extérieurs remplis d’ouvrages d’occasion que la maîtresse des lieux déniche lors de déstockages ou qui sont offerts par des clients fidèles. Vendus à partir de 10 dirhams (environ 1 euro), dans une ville où une large part de la population n’a pas les moyens de s’acheter régulièrement des livres neufs. Autre illustration de la diversité de projets "insolites" : un livre intitulé Boza qui trône près de la caisse. Inspirée par l’histoire d’un migrant d’Afrique subsaharienne [le Camerounais David Essome, NDLR] arrivé jusqu’à Tanger, Stéphanie Gaou a mis ce dernier en contact avec un plasticien et photographe [Youssef El Yedidi, NDLR] afin d’illustrer des extraits de son journal de voyage qu’elle a elle-même retravaillés. C’est la librairie qui en a financé l’édition et l’impression, et qui reverse une partie des recettes à son protagoniste. Un quotidien disparate que notre hôte qualifie de "rock’n’roll".

Après Tanger et la librairie de Stéphanie Gaou, nos deux cyclistes feront route vers Casablanca. - Photo CYCLOPÉDIE

Le choix du français comme langue unique du fonds a été une évidence pour la Cannoise qui ne propose à ses clients que des ouvrages qu’elle a elle-même lus. Un choix contraignant lorsque l’on découvre la multitude de langues parlées et lues par les Tangérois. Pourtant, après un repli marqué lors des années qui ont suivi l’indépendance, la langue de Molière a plutôt le vent en poupe ces derniers temps au Maroc. Grâce à un décret du roi Mohammed VI, qui l’a récemment imposée comme langue de l’enseignement à l’école, du primaire au lycée. Auparavant, les élèves suivaient leurs cours en arabe jusqu’à la terminale. Ces derniers sont donc aujourd’hui plus nombreux à se mêler aux expatriés, aux touristes et aux Marocains francophiles qui fréquentent la librairie.

"Sans subventions"

Les Insolites est devenue, six ans après sa création, l’un des lieux culturels incontournables à Tanger. Pour preuve, aujourd’hui l’enseigne participe, en concertation avec d’autres acteurs de la francophonie, à l’élaboration de la programmation littéraire de l’Institut français. Un pari loin d’être gagné à l’origine puisque l’entreprise fonctionne "sans subventions, sans associations, sans mécènes". L’ambition de Stéphanie Gaou reste d’offrir aux clients une expérience à chaque fois différente, et de les rassembler autour de ses découvertes littéraires et artistiques. Cette dernière nous confie d’ailleurs qu’il est souvent vain d’espérer trouver ce que l’on vient chercher à la librairie. Mais que les audacieux sont sûrs "d’y trouver ce qu’ils ne cherchaient pas".

Un lieu et une rencontre en parfaite résonance avec la beauté et l’éclectisme qui caractérisent Tanger. Nous le prenons comme un présage de notre voyage au Maroc, qui débutera dès le lendemain. Avec pour objectif Casablanca et pour compagnons les rouleaux se brisant le long du littoral atlantique.

(1) Voir le premier épisode de cette série dans LH 1102, du 21.10.2016, p. 18-19.

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