5 octobre > Roman Australie > J. M. Coetzee

"La vérité des masques", on connaît la formule paradoxale d’Oscar Wilde. Mais, en fait, pas plus paradoxal que de parler de la vérité des mots, ou de "la vérité du récit" - le titre français d’un échange entre le prix Nobel de littérature 2003 J. M. Coetzee et la psychanalyste anglaise Arabella Kurtz sur le réel et la fiction, paru chez Albin Michel en 2016. Car les mots ne sont-ils pas le plus souvent des masques, et les récits, même autobiographiques, des manières de roman ?

Dans Une enfance de Jésus (Seuil, 2013), l’auteur né au Cap, et aujourd’hui citoyen australien, avait imaginé une dystopie égalitaire et bureaucratique où les migrants venus de la mer n’ont plus de passé : ils ne gardent la souvenance ni de leur nom ni de leur âge. A Novilla, la capitale, tout le monde parle espagnol et se voit réattribuer un état civil complet, appellation et date de naissance comprises.

On retrouve dans L’éducation de Jésus les mêmes personnages : David, le petit garçon de six ans, et ses parents d’adoption - Simón, un homme sans passé à qui l’on a donné l’âge de 45 ans, et Inés, une femme droite qui a accepté d’être la mère du garçonnet. Lorsque le faux couple voulut scolariser l’enfant, ce dernier quoique brillant (il a appris à lire grâce à un Don Quichotte illustré) avait regimbé ; violant la loi de l’école obligatoire, ils n’avaient d’autre choix que de fuir. La "sainte famille" émigre avec leur chien Bolívar vers le nord et s’installe à Estrella. Cette suite au conte philosophique à l’atmosphère de temps suspendu nous plonge dans la formation du jeune héros et nous force, à travers ses puérils questionnements, à nous interroger à notre tour sur le monde tel que le voient les adultes : Qu’est-ce qu’une famille ? Un couple ? Pourquoi la passion ? A quoi sert le sexe ? Pourquoi mange-t-on de la viande ?

Sur le conseil de trois sœurs, riches propriétaires d’Estrella, Simón et Inés inscrivent David à l’Académie de danse dirigée par la belle et austère Ana Madgalena et son mari mélomane, señor Arroyo. Le programme est des plus fantasques : "Notre académie se propose de guider les âmes de nos jeunes élèves vers ce royaume [des nombres], de les amener à l’harmonie avec le grand mouvement sous-jacent de l’univers, ou, comme nous préférons dire, avec la "danse de l’univers"." Il s’agit de danser "pour faire descendre les nombres de l’espace où ils résident, leur permettre de se manifester parmi nous, leur donner chair". On dirait du Platon, ou plutôt du néoplatonisme, où tout procède de l’Un, où l’art et le Beau sont un accès au Vrai.

La question principale dans L’éducation de Jésus, cette allégorie déroutante qui se déploie dans un style "à l’os", demeure au fond : quelle relation la fiction entretient-elle avec la vérité ? Comment l’atteindre ? Par le pathos, l’émoi, ou le logos, le verbe et la raison ?

S. J. R.

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