10 janvier > roman France > Ananda Devi

"Tout est une histoire de corps." Mais que se passe-t-il quand on l’abhorre ? Depuis sa naissance, une jeune fille se sent prisonnière de son enveloppe charnelle. Mi-sumo, mi- "éléphant rose", l’enfant gonfle à vue d’œil. "L’impératrice des nourrissons" n’étant jamais à satiété, elle dévore sa mère, qui préfère fuir le monstre qu’elle a engendré. L’héroïne se retrouve dès lors condamnée à une vision déplorable d’elle-même, d’autant que la société ne fait que la rejeter. "J’ai seulement commis le crime d’être grosse. Etre obèse est une souffrance. Chaque bouchée vous coûte."

Son père, ce "sauveur", tente à tout prix de combler son appétit, mais il entretient inconsciemment son calvaire. C’est lui qui tisse aussi un lien entre sa fille et sa jumelle, perdue dans les limbes amniotiques. Omniprésente, elle devient un fantôme pesant ou une confidente apaisante. Bientôt le verdict médical tombe : elle est atteinte d’obésité morbide. "Une réalité de chair et de graisse", qui l’oblige à rester clouée au lit. La fillette extralucide vire à l’adolescente consciente de son époque, braquée sur les apparences. Glorifiant les corps sveltes, limite anorexiques, elle entretient "l’autocratie du look, la dictature des miroirs". La narratrice incarne "l’excès somatisé, la spirale autodestructrice".

Sa masse corporelle la renvoie à une image cruelle. Comment s’aimer si "le silence d’une mère dure l’éternité" ? Alors qu’elle s’enlise dans son enfer solitaire, la narratrice croise René. "La rencontre de deux ruines, voilà ce que nous sommes." Peu importe, puisqu’elle donne lieu à l’impensable : l’Amour. Que ce soit pour le meilleur ou le pire, "le regard des autres transforme notre vision de nous-mêmes". Celui de René suffira-t-il à "réparer" l’héroïne ?

Ananda Devi démonte parfaitement la mécanique d’un mal-être glaçant. Elle change de style et d’éditeur pour adopter un ton volontairement provocant, voire suffocant, qui ne laisse pas indifférent. On se croirait dans un roman d’Amélie Nothomb, si ce n’est que chaque phrase fuse comme une balle de sniper. L’auteure s’est visiblement nourrie de "tous ceux qui meurent et s’abîment dans un monde emmuré", afin de leur donner la force de se libérer. Kerenn Elkaïm

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