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Dossier congrès de l'ABF : bibliothécaire, l’homme du futur

La médiathèque Antoine-Chanut à Creil. - Photo Olivier Dion

Dossier congrès de l'ABF : bibliothécaire, l’homme du futur

En choisissant pour thème de son 60e congrès qui se tiendra à Paris du 19 au 21 juin, "Bibliothèques, nouveaux métiers, nouvelles compétences", l’ABF met en avant la dimension humaine de la profession et invite à une réflexion prospective sur son avenir.

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Par Véronique Heurtematte,
Créé le 13.06.2014 à 02h34 ,
Mis à jour le 13.06.2014 à 10h02

L'introduction des supports et des technologies liées au numérique dans les bibliothèques et le renforcement du rôle social de ces dernières ont contribué à faire bouger de manière considérable les frontières du métier de bibliothécaire. Les professionnels ont été amenés à acquérir de nouvelles compétences et à investir des activités parfois assez éloignées de leur cœur de métier. Parallèlement, les équipes se sont ouvertes à de nouveaux profils. A l’occasion du congès de l’Association des bibliothécaires de France, Livres Hebdo est allé à la rencontre de quelques-uns de ces nouveaux professionnels de plus en plus présents dans les bibliothèques. Ils nous ont raconté leur découverte d’un univers, souvent nouveau pour eux, qu’ils ont adopté avec enthousiasme et sur lequel ils portent un regard neuf.

Nouveaux métiers, nouveaux regards

 

Jusqu’alors confiées le plus souvent à des bibliothécaires, les nouvelles fonctions qui fleurissent dans les bibliothèques conduisent désormais au recrutement de professionnels d’autres secteurs qui renouvellent le regard porté sur la lecture publique.

 

La médiathèque Aragon à Choisy-le-Roi.- Photo OLIVIER DION

Médiateur numérique, webmestre, responsable de l’action culturelle ou de la formation, curateur de données, ludothécaire : depuis plusieurs années, des intitulés de poste jusque-là inédits ont fleuri en bibliothèque. Si ces nouvelles fonctions sont souvent prises en charge par des bibliothécaires qui se forment en conséquence, elles donnent de plus en plus souvent lieu au recrutement de professionnels venus d’horizons parfois bien éloignés de celui des bibliothèques. Une ouverture que la plupart des bibliothécaires s’accordent à considérer comme constructive, voire indispensable pour mener à bien des missions de plus en plus diversifiées. "A partir de quand est-on considéré comme un professionnel des bibliothèques ? S’il faut avoir reçu une formation initiale, alors ni moi ni personne dans mon équipe ne faisons partie de cette catégorie", affirme, avec un brin de provocation, Caroline Makosza, directrice de la ludo-médiathèque de Fosses dans le Val-d’Oise. Elle-même animatrice de formation, elle a découvert le monde des bibliothèques par hasard en travaillant à la médiathèque d’Orléans. "J’avais une image un peu poussiéreuse de ce milieu. Or, j’ai découvert des gens passionnants", reconnaît la jeune directrice. Parmi les six collaborateurs qu’elle a recrutés à Fosses, aucun n’est bibliothécaire de formation : son adjoint a fait l’école hôtelière, d’autres ont une licence de cinéma ou bien viennent du monde du théâtre. "Avoir un DUT métiers du livre montre qu’on a fait un véritable choix pour ce secteur, estime Caroline Makosza. Sinon, je ne vois pas de différence fondamentale avec quelqu’un venu d’un autre horizon. Ce qui est important pour moi quand je recrute, c’est l’ouverture d’esprit, le sens du service public, l’imagination et l’envie d’expérimenter. Cela ne s’apprend pas dans une formation." La formation post-recrutement aux fonctions bibliothéconomiques est cependant indispensable. "Cela rassure les agents sur leurs capacités à assurer les tâches quotidiennes", confirme Caroline Makosza. C’est pour avoir un langage commun avec ses collègues bibliothécaires que Laurent Clavère, ludothécaire à la médiathèque municipale Gao-Xingjian à Saint-Herblain, près de Nantes, a suivi la formation d’auxiliaire de bibliothèque de l’Association des bibliothécaires de France. Une nécessité qui lui était apparue dès son entretien d’embauche : répondant à une question sur sa politique de désherbage, il avait assuré au directeur de l’époque qu’il prenait bien soin d’enlever tous les brins d’herbe quand il organisait une animation en plein air ! "Ma mission est d’associer le livre et le jeu. Les tâches sont comparables, mais nous, ludothécaires, parlons d’achats au lieu d’acquisitions et de fiches de jeu au lieu de notices, note Laurent Clavère. En revanche, la lecture est une pratique individuelle alors que le jeu c’est une pratique collective. Nous avons une tolérance supérieure au bruit, cela nous arrive de jouer à cache-cache parmi les rayonnages." De sa pratique du milieu associatif des ludothèques, avant qu’elles intègrent le réseau de lecture publique en 2010, il a gardé une approche un peu différente de celle de ses collègues bibliothécaires : "Je suis peut-être plus réactif, moins habitué à l’inertie administrative, avance Laurent Clavère. Dans le monde associatif, on fonctionne avec une certaine spontanéité, on est habitué à répondre rapidement aux demandes de notre public. Entre ludothécaires et bibliothécaires de l’équipe, les échanges et influences sont réciproques, c’est très enrichissant."

La créativité, c’est ce que revendique de son côté Gildas Carrillo, directeur de la médiathèque Phileas-Fogg à Saint-Aubin-du-Pavail, près de Rennes, aux casquettes multiples : graphiste, animateur multimédia, formé à la communication, très investi pendant plusieurs années dans un collectif d’artistes qui organisait à Rennes des événements où se croisaient différentes pratiques artistiques : "Je suis un créatif, les idées me viennent facilement. Je vois rapidement comment faire le lien entre différentes activités. L’aide de collègues bibliothécaires des villes voisines a été précieuse lors de mon arrivée dans ce secteur dont je ne maîtrisais pas les techniques, mais je dois admettre que maintenant je mets de côté les tâches chronophages, telles que l’indexation Rameau ou l’enrichissement des notices, pas indispensables dans un tout petit établissement comme le mien. Je pense que la dimension créative va prendre une place plus importante dans les bibliothèques, tout comme la dimension humaine."

Pour Raphaële Gilbert, directrice des médiathèques municipales de Choisy-le-Roi dans le Val-de-Marne, il n’y a pas réellement de nouveaux métiers mais de nouvelles compétences à trouver en interne en formant les bibliothécaires ou en s’entourant de nouveaux profils. "On a tendance à penser les compétences comme un savoir-faire dans un domaine précis. Or, le plus important, ce sont les méthodes de travail, être capable de travailler en mode projet, de monter des actions", affirme cette jeune directrice qui a mené un important travail sur l’organigramme, élaboré de manière transversale par fonctions, notamment "publics éloignés, absents, hors les murs", ou encore "animation de communautés" dans le département des services numériques. Des fonctions que Grégory Teissier, chargé de projet en développement de la lecture publique dans les médiathèques municipales de Creil, lui-même scénariste de bandes dessinées, voit se développer de manière significative dans les bibliothèques. "Les bibliothèques sont de plus en plus perçues comme des structures culturelles au sens large qui offrent une bonne attractivité pour des professionnels ayant envie de faire carrière dans l’animation culturelle", estime-t-il. Et si la plus belle preuve de la mutation des bibliothèques, après avoir élargi leurs publics et renouvelé en profondeur leur offre, était à lire dans leur capacité à attirer de nouveaux professionnels ?

Mariam Fall, médiatrice familiale

Mariam Fall.- Photo DR

Quand Mariam vous accueille à la bibliothèque Louise-Michel, dans un quartier populaire du XXe arrondissement de Paris, c’est avec un grand sourire et en vous proposant un verre de thé à la menthe. Depuis l’ouverture de l’établissement en mars 2011, elle occupe le poste de médiatrice familiale, l’un de ces nouveaux métiers que l’on voit fleurir dans les bibliothèques. Blandine Aurenche, la directrice de l’époque, l’avait repérée pour ce rôle non pas en raison de ses connaissances en bibliothèque - Mariam reconnaît qu’elle ne les fréquentait alors que pour y emmener ses enfants -, mais pour des qualités précieuses dont ne dispose pas le reste de l’équipe. Originaire du Mali, elle connaît à peu près tous les habitants du quartier, où elle habite depuis vingt-trois ans, et maîtrise cinq langues africaines : le toucouleur, le peul, le wolof, le bambara et le khassonké. Des atouts qui lui permettent de canaliser les enfants qui viennent souvent seuls à la bibliothèque, de dialoguer avec les parents en cas de problème de comportement, de rassurer les jeunes migrants africains venus consulter Internet et à qui un bibliothécaire a demandé une pièce d’identité pour leur inscription. Et d’être la meilleure ambassadrice de la bibliothèque auprès d’habitants qui n’auraient pas poussé spontanément la porte. "Je vais voir les associations locales, je m’informe sur leurs activités pour les relayer auprès de nos usagers. Je travaille très régulièrement à l’Espace solidarité qui accueille les femmes en difficulté. Je parle des activités de la médiathèque autour de moi, aux associations et aux gens que je connais", explique Mariam. Son thé à la menthe qu’elle prépare pour les lecteurs le samedi et le mercredi est un des moments importants dans la vie de l’établissement. Rapidement, elle est devenue un point de repère pour les usagers les moins familiers avec la bibliothèque, qui ne veulent avoir affaire qu’à elle. "Mariam est un sésame précieux auprès de personnes qui ne seraient pas venues sans elle, confirme en souriant Hélène Certain, l’actuelle directrice de la bibliothèque Louise-Michel. Elle nous aide à décrypter la culture africaine et à ne pas mal interpréter certains comportements. Elle a une approche du public très différente de la nôtre. On apprend beaucoup d’elle." Un beau compliment, amplement justifié, pour Mariam qui doutait d’elle-même lors de ses débuts dans ce poste. "J’avais peur de ne pas être à la hauteur. Mes collègues ont été très patients", confie-t-elle, modeste. Petit détail : Mariam ne lit pas le français, mais cela ne pose pas de problème. "Cela montre bien que la bibliothèque est un endroit où chacun peut trouver sa place", affirme Hélène Certain.

Bertrand Calenge : "Le public attend de la bibliothèque une expérience stimulante"

 

Le plaidoyer optimiste de Bertrand Calenge, directeur des études à l’Ecole nationale supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques.

 

Bertrand Calenge.- Photo DR

Des bibliothèques caméléons

 

Un peu partout dans le monde, des bibliothèques ont ouvert la voie à une conception plus étendue de leur rôle, bien au-delà du seul champ de la lecture publique. Un positionnement qui les amène, peut-être avec moins d’états d’âme qu’en France, à s’ouvrir à d’autres professions, parfois bien éloignées de celle de bibliothécaire.

 

A la bibliothèque publique de San Francisco, Leah Esquerra gère les problèmes liés aux personnes précaires.- Photo DR

Bibliothécaire, animateur, assistante sociale, journaliste ou psychologue ? Depuis plusieurs années, des bibliothèques ont fait bouger, parfois de manière très poussée, les frontières de leur activité, ouvrant leurs équipes à des profils parfois bien éloignés de celui de bibliothécaire. La bibliothèque centrale de San Francisco, aux Etats-Unis, constitue à cet égard un exemple éloquent. Située dans le quartier du Civic Center, ouverte à tous et disposant de sanitaires, elle a été adoptée comme refuge par les très nombreux sans-abri du centre-ville. Ne souhaitant pas transformer les bibliothécaires en assistantes sociales, la direction a d’abord mis en place en 2007 une équipe chargée d’orienter les usagers dans le besoin vers les services sociaux susceptibles de les aider à trouver un logement ou de leur prodiguer des soins médicaux. "Il était évident que nous ne voulions pas créer une clinique à l’intérieur de la bibliothèque, mais simplement trouver un moyen de servir les usagers qui ont besoin d’une aide sociale", explique à Livres Hebdo Michelle Jeffers, responsable des programmes communautaires et des partenariats à la bibliothèque publique de San Francisco. L’expérience est menée plus loin, en 2009, avec l’embauche d’un travailleur social à temps plein. Spécialisée en psychiatrie, Leah Esquerra est sur le pied de guerre cinq jours par semaine pour aider les personnes en difficulté mais également pour écouter les plaintes des autres usagers, parfois confrontés à des situations déplaisantes liées à la présence des sans-abri. Elle forme aussi les bibliothécaires sur la façon de réagir face à des comportements agressifs ou dérangeants. Pour l’aider, une équipe de cinq salariés a été embauchée à temps partiel. "Ce sont tous d’anciens sans-abri qui ont reçu une formation appropriée", détaille Michelle Jeffers.

Autre exemple dans le réseau de lecture publique de Queens à New York, très connu pour son remarquable investissement en direction de son public multiculturel. Son "Welcome Center", chargé d’informer les habitants dans les domaines de la santé, de l’éducation et du logement, est géré par une assistante sociale : "On a balayé depuis longtemps l’idée que tout le personnel d’une bibliothèque devait être bibliothécaire, déclarait en novembre 2012 Fred J. Gitner, directeur adjoint de la bibliothèque de Queens, lors d’une journée d’étude organisée par la Bibliothèque publique d’information à Paris. Nous avons tout autant besoin de spécialistes de la santé publique, de travailleurs sociaux."

 

 

Recrutés sur leurs rêves.

Toujours sur le continent américain, mais au sud cette fois-ci, l’expérience des "bibliothèques-parcs", un concept original inventé en Colombie au début des années 2000, est également exemplaire de cette nouvelle approche dans les modes de recrutement. Dans ces établissements de très grande qualité implantés dans les quartiers pauvres avec l’objectif d’attirer les populations éloignées de la lecture et de l’écrit via des programmes ludiques, la plupart des employés ne sont pas des bibliothécaires. Démonstration avec les trois "bibliothèques-parcs" ouvertes à Rio de Janeiro depuis 2010 sur le modèle colombien. Celle de Manguihnos propose une offre "classique" de 26 000 livres, 1 000 DVD et plus d’un million de titres de musique en format numérique, mais également une myriade d’activités destinées à impliquer les habitants, depuis l’atelier de théâtre jusqu’au développement de contenus numériques en passant par du montage vidéo. Implantée dans l’un des pires quartiers de Rio de Janeiro, juste en face d’un gros centre du trafic de drogue, son équipe est composée de deux bibliothécaires, les vingt-six autres salariés étant des habitants du quartier tous formés à l’accueil clinique pour être notamment en mesure de gérer les toxicomanes qui viennent régulièrement à la bibliothèque. "Quand nous avons recruté parmi les jeunes du quartier, nous ne leur avons pas demandé quelles étaient leurs compétences mais quels étaient leurs rêves, expliquait Vera Saboya, coordonnatrice du programme de la lecture et de la connaissance au secrétariat d’Etat à la culture de Rio de Janeiro, lors du congrès de l’ABF de 2012 à Montreuil-sous-Bois. Nous avons embauché par exemple un jeune musicien qui voulait monter un orchestre avec les habitants, un étudiant en histoire qui avait envie de leur raconter les différents apports historiques à la musique brésilienne." Idem à la bibliothèque-parc de Rocinha où les salariés ont là aussi des profils plutôt atypiques, à l’instar de la directrice de l’établissement, Daniele Ramalho, à la fois productrice culturelle, conteuse et spécialiste des questions de lecture et de technologie. Sur les quarante-cinq membres de l’équipe, six seulement sont bibliothécaires. Les autres sont journalistes, enseignants, psychologues.

 

 

Innover ou mourir.

Autant que le renforcement de la mission sociale, le fort investissement des bibliothèques dans les nouvelles technologies a largement contribué à ouvrir les portes des bibliothèques à de nouveaux métiers. DOK, la médiathèque de Delft aux Pays-Bas, compte parmi les établissements qui ont pris ce virage avec le plus d’audace et de créativité. Depuis son ouverture en 2007, l’équipe compte, aux côtés de bibliothécaires dévolus à des activités plus strictement bibliothéconomiques, des professionnels très technophiles chargés de réfléchir aux innovations et aux services de bibliothèque qu’il est possible de développer grâce aux nouvelles technologies. La bibliothèque a ainsi sa propre application, Tank U, qui permet de télécharger sur son téléphone portable, via une connexion Bluetooth, des contenus élaborés par la bibliothèque à partir de stations installées dans ses locaux.

 

Pour Erik Boekesteijn, qui a travaillé au sein de DOK et qui dirige à présent Doklab, une société de conseil, les bibliothèques ont le choix entre innover ou mourir : "L’information, l’éducation et les loisirs sont de plus en plus mobiles. Les gens veulent y accéder à partir de leurs tablettes et de leurs téléphones 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Les bibliothèques doivent répondre à cette demande", explique-t-il. Parmi les tendances qu’il observe, il cite l’information personnalisée, l’éducation aux médias, la sensibilisation aux nouveaux outils tels que l’imprimante 3D ou les liseuses. En vogue également, les espaces de co-working pour les étudiants et les start-up. Autant de services qui poussent les bibliothèques à varier les profils au sein des équipes, comme le confirme Marian Koren, de l’association des bibliothèques publiques néerlandaises : "Les bibliothèques recrutent des personnes avec des compétences en marketing, en droit - notamment pour la gestion des œuvres au format numérique -, mais aussi en informatique et en communication multimédia avec, par exemple, la nécessité d’être présents sur les réseaux sociaux", détaille-t-elle. Un dynamisme dont elle se félicite, avec une nuance cependant : "Peut-être laissons-nous tomber certaines valeurs culturelles un peu trop vite en voulant tout miser sur le multimédia." Souen Léger


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