Dossier

Dossier Essais et documents : la vie après la politique

Olivier Dion

Dossier Essais et documents : la vie après la politique

Après une année 2016 faste pour les essais et documents, le secteur n’a pas échappé au repli du marché du livre au premier semestre 2017. Mais si la politique reflue, elle inspire toujours de nombreuses analyses et la place consacrée à l’islam dans la société française confirme une préoccupation majeure.

J’achète l’article 4.5 €

Par Hervé Hugueny,
Créé le 18.08.2017 à 16h02

Dans l’urgence, pour la rentrée, une demi-douzaine d’éditeurs d’essais et documents se sont employés à combler une lacune : répondre à la curiosité et l’engouement que suscite le nouveau président de la République, en préparant analyses, enquête ou témoignage. Plus faciles à boucler, les premières sont les plus nombreuses : Macron : miracle ou mirage ? (Pierre-André Taguieff, L’Observatoire), Macron, et en même temps… (Alice Baudry, Laurent Bigorgne et Olivier Duhamel, Plon), Macron-Bonaparte (Jean-Dominique Merchet, Stock), Et maintenant, monsieur le Président ? (André Chassaigne, L’Atelier), La fabrique du président (Cécile Amar, Fayard), ou encore Le nouveau pouvoir (Régis Debray, Cerf). Axelle Tessandier, chef d’entreprise dans le numérique et déléguée nationale du parti présidentiel, raconte sa campagne (Une marcheuse en campagne, Albin Michel). Chez Don Quichotte-Mediapart, Mathieu Magnaudeix a terminé pendant l’été Macron & Cie : enquête sur le nouveau président de la République. D’autres textes sur le couple Macron, ou le président seul, sont en préparation pour la fin de l’année, ou début 2018, après les tout premiers lancés au printemps chez L’Archipel, Fayard, Les Petits Matins et Plon, dont la biographie (Macron, un jeune homme si parfait d’Anne Fulda) se vendait encore à 3 000 exemplaires chaque semaine en juin. Et Philippe Besson qui a accompagné le candidat victorieux publie chez Julliard L’homme de la campagne, récit littéraire détaché de la sécheresse du document, un genre difficilement classable mais de plus en plus recherché.

La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

Présidentielle hors norme

Ce jeune président est la seule valeur éditoriale sûre au rayon politique, rincé après la vague de publications soulevée par une année ininterrompue d’élections primaires, présidentielle et législatives. Comment en est-on arrivé là ? (Stock) se demande Thomas Legrand, éditorialiste sur France Inter. Bernard Cazeneuve, éphémère Premier ministre de fin de quinquennat, et Jean-Christophe Cambadélis, ex-premier secrétaire d’un PS en perdition, témoignent vite avant l’oubli, respectivement chez Stock et L’Archipel. Auréolé du succès de Ce que je ne pouvais pas dire, Jean-Louis Debré rassemble ses entretiens et souvenirs avec Jacques Chirac, toujours chez Robert Laffont, en titrant d’après une recommandation de l’ancien président de la République : Tu le raconteras plus tard. Mais François Fillon, François Hollande et Manuels Valls, trio tragique courtisé par les éditeurs, feraient assurément de bons scores s’ils se décidaient à exposer leur vécu de ces intenses tourments.

La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

Au-delà de ces ex-acteurs de premier plan, "le temps de la politique est passé", estime Muriel Beyer, pourtant passionnée par le sujet et fondatrice en janvier dernier des éditions de l’Observatoire, qui programme 12 titres à la rentrée. "Il faut trouver les bons angles d’attaque", souligne Alexandre Wickham, directeur éditorial chez Albin Michel, lui aussi toujours à l’affût dans ce champ. Il a programmé en septembre une enquête d’Airy Routier contre "les extravagances de la gestion d’Anne Hidalgo à la mairie de Paris, qui arrive au résultat inverse du but recherché et pas seulement en matière de circulation automobile". Cette campagne présidentielle hors norme a pourtant tiré l’ensemble du rayon essais et documents. Selon les statistiques du Syndicat national de l’édition, il a progressé l’an dernier de 8,3 % à 119 millions d’euros (soit 4,4 % du chiffre d’affaires total de l’édition, contre 21,7 % pour la littérature). Sur une base de calcul différente, le top 100 des meilleures ventes d’essais et documents de 2016 a progressé de 8,5 % en valeur, à 111,3 millions d’euros selon GFK. Il comptait 17 titres en lien direct avec la vie politique et la campagne électorale. Les libraires ne s’y sont pas trompés : interrogés par Livres Hebdo/I+C 52 % d’entre eux ont jugé la production liée à la présidentielle bien adaptée à la demande de leurs clients (1).

Dénonciations et remise en ordre

La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

 L’essentiel de la performance a été réalisé à la fin de l’année, d’après nos baromètres Livres Hebdo/I+C : après une année sans relief, le secteur a affiché une franche hausse de 4,5 % au dernier trimestre 2016, mais a plongé de - 3,5 % au premier trimestre 2017. Les rares succès de ce début d’année (Jean-Luc Mélenchon, Emmanuel Macron, Benoît Hamon, dans une moindre mesure, et le best-seller de Davet et Lhomme chez Stock) n’ont pas sauvé l’ensemble. "Ce premier semestre était un vrai pot au noir, nous sommes le type d’éditeur qui souffre de ces années d’élection, le public ne s’intéresse pas aux essais de la pensée pendant ces périodes", reconnaît Henri Trubert, cofondateur des Liens qui libèrent, une des belles réussites de ce secteur.

La politique ne disparaît pas mais revient plutôt sous forme d’analyses, vieille passion française, après deux saisons plutôt dominées par les enquêtes journalistiques. Malgré la performance d’Emmanuel Macron, qui a réussi à se faire élire au centre, Jean-Louis Harouel veut croire que Droite-gauche : ce n’est pas fini (Desclée de Brouwer) ; Christophe Aguiton esquisse La gauche du 21e siècle : enquête sur une refondation (La Découverte) ; Nicole Borvo Cohen-Séat et Patrice Cohen-Séat, anciens membres du PC, proposent de A nouveau prendre parti. Stock met en scène un échange entre Alain Finkielkraut et Elisabeth de Fontenay (En terrain miné), L’Observatoire mise sur l’intarissable dénonciation des travers français (Matthieu Pigasse, La lumière du chaos ; Sophie Coignard et Romain Gubert, Le nouveau mal français). Chez Flammarion, Alain Badiou soutient un Eloge de la politique, que Pierre Blotin et Michel Maso se proposent de réinventer (L’Atelier). Tallandier annonce un manifeste de l’avocat François Sureau : Pour la liberté : défense de nos principes politiques.

Soucieux de remise en ordre, Gaël Brustier publie Le désordre idéologique : comment s’en sortir ? au Cerf. Revendiquant de peser dans le débat d’idées, cette maison, une des premières de l’édition religieuse en France, annonce d’ailleurs un abondant programme de livres d’intervention. Elisabeth Lévy, l’énergique directrice de la revue Causeur, prépare ainsi Les rien-pensants ou La confusion des ressentiments ; Jeannette Bougrab, ex-secrétaire d’Etat à la jeunesse, qui avait quitté la France à la suite d’une polémique après l’attentat contre Charlie Hebdo, signe une Lettre d’exil : la barbarie et nous. Béligh Nabli s’inquiète de La République morale : la vie politique au risque de la transparence, préoccupation partagée par Byung-Chul Han (La société de transparence, Puf).

Reprise des programmes

Pour la rentrée, au-delà de cette constante politique, l’édition d’essais et documents revient à sa relative diversité, où se retrouvent les mêmes problématiques : l’école, thème imposé en septembre, l’économie (toujours), le monde du travail, les inégalités sociales, la place des femmes, l’environnement, la politique internationale, dominée par les tensions au Proche-Orient qui fissurent aussi la société française. Début juillet, la base Electre recensait 2 621 titres à paraître dans les catégories essais, documents, enquêtes-investigation, et témoignages, contre 2 200 titres relevés par une requête effectuée l’an dernier à la même période. Sous réserve d’éventuels décalages de saisies des références dans la base, les éditeurs ont donc relancé leur programmation, ou ont repris des projets qu’ils avaient retenus au premier semestre, anticipant une période perturbée pour la promotion de tout ce qui n’était pas politique. Les quelques 269 titres de cette bibliographie résultent d’une sélection des thèmes les plus courants.

Evoqués sous les angles les plus divers dans près d’une trentaine de titres, la place de l’islam dans la société française, les risques de ses dérives extrémistes, les moyens d’y faire face confirment une préoccupation majeure. Jean-François Colosimo, P-DG du Cerf, veut dénoncer dans Aveuglements les réalités de l’islam radical. D’autres éditeurs engagés portent cette parole, à la fois contre cet extrémisme et les complaisances dont il profiterait : L’islamisation ordinaire de la France : le grand tabou (Pierre Durand, Pierre-Guillaume de Roux) ; Partition : enquête dans cette France qui rejette la France (Alexandre Mendel, L’Artilleur), ou encore chez le même éditeur Les censeurs et les complices. Antisémitisme dans la culture musulmane : ne rien voir, ne rien dire, ne rien entendre (Georges Bensoussan) ; Les musulmans ne sont pas des bébés phoques : de notre déni considéré comme l’un des beaux-arts (André Versaille, L’Aube). Plus œcuménique, Antoine Fleyfel examine certaines formes de radicalisme issus des trois grandes religions du Livre dans Les dieux criminels (Cerf).

 

La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

Avec près d’une quinzaine de titres, le djihadisme est disséqué sous toutes ses formes. Le combat vous a été prescrit : une histoire du jihad en France est le fruit de dix ans de recherche de Pierre Puchot et Romain Caillet, insiste leur éditeur, Stock. Des psychologues, sociologues et philosophes proposent leur analyse : Tu haïras ton prochain comme toi-même (Hélène L’Heuillet, Albin Michel), Comment en sont-ils arrivés là ? Huit clés pour comprendre le parcours des terroristes djihadistes (Luc Van Campenhoudt, Armand Colin), Djihadisme : le retour du sacrifice (Jacob Rogozinski, Desclée de Brouwer), Loyautés radicales : l’islam et les mauvais garçons de la nation (Fabien Truong, La Découverte), Le djihadisme des femmes : pourquoi elles ont choisi Daech ? (Fethi Benslama, Farhad Khosrokhavar, Seuil). La Boîte à Pandore publie deux témoignages de parents ravagés : Daesh a fait de mon fils un démon (Azzedine Amimour), et Ma chère fille salafiste : radicalisée à 12 ans (Lau Nova). Le même éditeur propose aussi Comment répondre à quelqu’un qui a un discours radical ? (Laura Passoni, Hicham Abdelgawad). Des enquêteurs rapportent et analysent les propos des intéressés : Soldats de Dieu : paroles de djihadistes incarcérés (Xavier Crettiez, Bilel Ainine) et Les âmes errantes (Tobie Nathan, L’Iconoclaste).

Pour faire face, Nicolas Hénin fait confiance à l’explication dans Comprendre le terrorisme : bâtissons une société résiliente (Fayard). La paix soit avec toi, Salam alaykum : les religions sont faites pour réunir, assurent quant à eux Christian Defebvre et Othmane Iquioussen (Bayard). Kahina Smaïl, Vincent Geisser et Omero Marongiu-Perria s’inquiètent de l’amalgame que peuvent subir les croyants paisibles dans Musulmans de France : la grande épreuve. Veuf d’une victime des attentats de Bruxelles, Mohamed El Bachiri brandit Un djihad de l’amour (Lattès) pour dépasser son malheur.

Education et scolarité

"On n’a jamais beaucoup fait de politique chez Lattès, je cherche des livres de construction, alors que la politique c’est plutôt de la destruction", juge Laurent Laffont, directeur général de cette maison dont la programmation confirme cette volonté consensuelle. L’éditeur publie ainsi Bonnes nouvelles de l’école d’Emmanuel Vaillant, dont la vision optimiste s’accorde avec celles d’Eric Debarbieux (Ne tirez pas sur l’école !, Armand Colin), Dominique Resch (Le monde entier dans ma classe : chroniques de ma vie de prof, Autrement), ou encore Sophie Mazet (Prof : les joies du métier), publiée chez Robert Laffont. Le même éditeur a programmé La plus belle histoire de l’école (Alain Boissinot, Luc Ferry), synthèse des origines à nos jours. Dans son Histoire incorrecte de l’école : de l’Ancien Régime à aujourd’hui (Rocher), Virginie Subias Konofal entreprend de déboulonner la statue de Jules Ferry, qui serait à l’origine des problèmes que dénonce, toujours au Rocher, Isabelle Dignocourt dans L’Education nationale, une machine à broyer : comment sauver nos enfants ?. Edité chez SOS Education, association militant pour une organisation très conservatrice du système scolaire, Jean Roger veut remettre de l’ordre dans Retrouver notre école : les parents éduquent, l’école instruit. Monique Aquilina, ancienne proviseure, propose ses solutions Pour en finir avec l’échec scolaire (Bayard). A l’égard des parents, Sylvie Jenaly rappelle un principe de bon sens : Eduquer, c’est aimer… ou Les indispensables conseils de Super Nanny (XO). André Stern propose quant à lui une pédagogie basée sur la confiance à l’égard des capacités naturelles de l’enfant, et qui tient dans un titre : Jouer (Actes Sud).

Dans la suite logique de l’école, la vie professionnelle est aussi un inépuisable sujet d’analyses, que la réforme du Code du travail va placer au cœur de l’actualité. L’économiste Nicolas Bouzou se montre résolument favorable à cette réforme, condition indispensable à son affirmation optimiste : Le travail est l’avenir de l’homme (L’Observatoire). D’autres auteurs s’inquiètent en revanche des destructions d’emplois que provoqueraient les nouvelles technologies, tels Nicholas Carr (Remplacer l’humain : critique de l’automatisation de la société, L’Echappée), Tiffany Blandin (Un monde sans travail ?, Seuil). Arnaud Du Crest veut (Re)penser le travail (Chronique sociale), et, plus radical, Didier Harpagès affirme : Mourir au travail, plutôt crever ! Ce qu’est le travail et ce qu’il pourrait être (Le Passager clandestin). Annie Kahn se moque gentiment De l’absurdité d’être accro au boulot (Lattès), et Tom Hodgkinson élargit le propos bien au-delà de la vie en entreprise dans L’art d’être libre : dans un monde absurde (Les Liens qui libèrent), traçant une mise à distance salutaire face au danger du Global burn out (Pascal Chabot, Puf). Elle-même rescapée d’un tel effondrement, Nelly Pons suggère de Choisir de ralentir (Actes Sud).

Produire et travailler

Affirmant que la compétition exacerbée n’est finalement pas si naturelle, au travail comme dans l’économie en général, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle expliquent L’entraide, l’autre loi de la jungle (Les Liens qui libèrent), avec nombre d’exemples démontrant que les organismes qui survivent le mieux sont ceux qui coopèrent le plus. Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix pour son invention du micro-crédit, défend aussi l’efficacité de l’altruisme et de la générosité, dans son nouveau livre à paraître chez Lattès (Vers une économie à trois zéros). Steve Keen assure que la théorie néoclassique (concurrence parfaite, équilibre offre-demande, etc.) relève de L’imposture économique (L’Atelier). Pour en finir avec la pauvreté, Rutger Bregman élabore des Utopies réalistes (Seuil). Idriss Aberkane, spécialiste des neurosciences qui s’était fait connaître avec Libérez votre cerveau !, prolonge ce premier succès de vulgarisation scientifique, toujours chez Robert Laffont, avec L’âge de la connaissance, plaidoyer pour l’immense potentiel économique de cette ressource infinie. De la même façon, profitant du succès de Sapiens, qui devrait atteindre cette rentrée sa 100e semaine de présence ininterrompue dans les meilleures ventes d’essais et documents, Albin Michel traduit Homo deus, un deuxième livre de Yuval Noah Harari, qui se tourne cette fois vers l'avenir de l'humanité. Isabelle Delannoy étudie l’émergence d’Une économie symbiotique : 50 ans d’innovations ont-ils accouché d’une nouvelle économie ?, publié chez Actes Sud. A distance des débats politiques ou économiques directs, l’éditeur pratique une autre forme d’engagement en exposant des choix alternatifs qui sont autant de mise en cause des rapports marchands habituels : Moins d’auto pour aller au boulot (Corentin Le Martelot) ou encore Réparer nos objets ensemble (Aude Raux).

Signe peut-être révélateur que le maintien des modes de production et de consommation actuels n’apparaît plus soutenable, personne ne publie de livre climato-sceptique cette rentrée. Sur la vingtaine d’ouvrages consacrés à l’environnement, la moitié (chez Actes Sud, Buchet-Chastel, Chronique sociale, CNRS éditions, Divergences, Dunod, Eyrolles, Larousse, Seuil, Puf) concernent le changement climatique et les adaptations nécessaires pendant qu’il en est encore temps. Marie-Monique Robin poursuit le procès du pesticide le plus célèbre et le plus décrié du groupe Monsanto, dans Le Roundup face à ses juges (La Découverte/Arte), exposant ses effets bien au-delà de la production agricole.

Autre composante de cette production, l’élevage est aussi régulièrement discuté, tout particulièrement dans sa conséquence ultime, les conditions d’abattage des animaux. L’association L214, référence à l’article du code rural rappelant que les animaux sont des "êtres sensibles", les a révélées avec des vidéos particulièrement choquantes. Récemment distingué du prix du Livre Inter pour Règne animal (Gallimard), Jean-Baptiste Del Amo raconte l’origine et les campagnes de ce groupe militant dans L214, une voix pour les animaux : l’histoire d’un combat, publié chez Arthaud. Sur le même sujet, Alma a programmé Le coup fatal : histoire de l’abattage animal d’Elisabeth Hardouin-Fugier, et First éditions rapporte le témoignage de Mauricio Garcia Pereira (Moi, Mauricio, employé dans un abattoir). Enfin, contre la nostalgie d’un passé mythique qu’entraîne inévitablement cette litanie d’avanies contemporaines, le philosophe Michel Serres s’appuie sur son expérience et son âge pour rappeler que nous ne vivons pas si mal aujourd’hui dans un petit manifeste au titre en pirouette : C’était mieux avant ! (Le Pommier).

(1) Voir LH 1130 du 19.5.2017, p. 35.

 

Les dernières
actualités