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Dossier rentrée universitaire : attention fragile

Olivier Dion

Dossier rentrée universitaire : attention fragile

Dans un contexte qui reste morose, les éditeurs adaptent leur offre aux attentes vacillantes des étudiants avec des formats plus accessibles et moins chers. Les modules courts, poche en tête, ont le vent en poupe. Encore frémissant en "B to C", le numérique connaît d’importants développements en direction des institutions.

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Par Charles Knappek,
Créé le 19.09.2014 à 02h32 ,
Mis à jour le 19.09.2014 à 11h37

Ne pas effrayer l’étudiant. Ce pourrait être le credo des éditeurs universitaires de ce début du XXIe siècle, alors que le marché est à la peine et que les éditeurs ont en face d’eux des élèves qui sont "rarement des bourreaux de travail", selon l’un d’eux. Pour trouver leur public, un titre ou une collection doivent viser juste et répondre à un besoin précis. "Le pouvoir d’achat se recentre sur l’essentiel, les étudiants achètent du cours prescrit ou des ouvrages complémentaires du type fiches mémo, relève Manon Savoye, directrice éditoriale d’Ellipses. Il y a moins de place pour les achats intermédiaires sans prescription, l’étudiant est dans l’efficacité, et nous devons proposer des ouvrages à la valeur ajoutée immédiate pour un examen ou un concours." C’est la raison pour laquelle l’éditeur enrichit par exemple son offre médicale d’une nouvelle collection, "Juste pour l’ECN", qui, comme son nom l’indique, permet à l’étudiant de réviser le strict minimum pour réussir l’examen, sans s’embarrasser de matières qu’il ne retrouvera plus dans la suite de son cursus.

"Si les livres ne se vendent pas, c’est aussi parce qu’il y a un problème général de qualité et d’originalité de l’offre."Hugues Jallon, La Découverte- Photo OLIVIER DION

"Les étudiants n’ont plus la même approche du livre universitaire, il faut en tenir compte, renchérit François Cohen, directeur éditorial de Vuibert. L’idée n’est pas de les gaver avec une masse de connaissances qu’ils ne liront pas, mais de leur donner les éléments leur permettant d’acquérir le niveau." La maison s’efforce de répondre à cette problématique dans les filières de gestion-management en proposant l’essentiel du cours et des entraînements dans la petite collection "Les indispensables Vuibert", lancée en 2012, qui complète les gros manuels de référence de "Vuibert gestion" et les titres plus spécialisés de "Référence management". "Les indispensables Vuibert" s’enrichit pour la rentrée de plusieurs nouveautés.

Comme la plupart de ses confrères, Julie Pelpel-Moulian, responsable éditoriale supérieur, technique et numérique chez Hachette Supérieur, a "conscience des difficultés du marché". Elle a choisi de concentrer ses efforts sur les valeurs sûres que sont, entre autres titres, les ouvrages de petite référence "Bled. Etudes supérieures". "Il faut aller droit au but avec les étudiants et leur proposer ce dont ils ont réellement besoin." En économie-gestion, Dunod inaugure dans le même esprit la nouvelle collection "Openbook", destinée à la fois aux élèves de licence et de bachelor, et dont six premiers titres ont été publiés au printemps en vue de la rentrée. "L’enjeu, pour nous, est d’obtenir de la prescription, indique Florence Martin, directrice marketing et communication de Dunod. La collection s’adresse aux primo étudiants de toutes les filières d’éco-gestion, en particulier en licence et bachelor, un terme qui désigne les écoles post-bac ayant un positionnement intermédiaire par rapport aux grandes écoles et plus professionnalisant que l’université." François Bachelot, directeur sciences et techniques, ajoute que "les contenus sont très accessibles, le but n’est pas d’effrayer des étudiants tout juste bacheliers. Dans le même temps, certains titres comme Micro-économie ont un positionnement double marché. C’est typiquement le livre dont on a besoin en première année de licence."

 

L’accent sur l’illustré

Chez Foucher, la collection de tout-en-un de révision "Le volum’", créée en 2013 et destinée aux étudiants n’appartenant pas aux gros bataillons des BTS comptabilité-gestion ou techniques commerciales, continue son déploiement. "Elle couvre des niches, mais répond à un manque et a donc trouvé son public", explique Marilyse Vérité, responsable enseignement supérieur et développement numérique de Foucher. A la rentrée, "Le volum’" s’enrichit de trois nouveautés, dont un très attendu, Technique touristique. De la même façon, sur le marché des études infirmières, Foucher met l’accent depuis 2013 sur des ouvrages très illustrés, pratiques, qui permettent d’approfondir les notions. L’éditeur publie notamment une nouveauté pour le diplôme d’Etat infirmier (DEI) : L’essentiel pour réussir les UE 2.1 & 2.2. "Les étudiants rencontrent des difficultés pour appréhender les concepts de base, poursuit Marilyse Vérité. L’ouvrage est donc centré sur l’image pour les aider à assimiler les différents mécanismes." L’éditeur ne renonce toutefois pas à proposer des contenus plus lourds, à l’image du coffret en trois volumes Tout le DEI, qui vient notamment concurrencer le Méga-mémo Ifsi d’Elsevier Masson.

Pour Nathan, l’enjeu de la rentrée est le lancement d’un nouveau concept IUT avec des tout-en-un par semestre intégrés dans la collection "Réflexe" (initialement du parascolaire BTS) et couvrant les deux principaux DUT (techniques de commercialisation et gestion des entreprises et administration). "Les comportements et les besoins des étudiants d’IUT sont plus proches de ceux des BTS que de ceux du supérieur, nous nous adaptons en conséquence en adoptant une démarche parascolaire", souligne Charles Bimbenet, directeur du département technique supérieur formation adulte. Enfin, à La Documentation française, la collection "Doc’ en poche" a achevé son déploiement cette année avec le lancement de sa troisième série, "Regard d’expert". Mais c’est la série la plus accessible, "Entrée dans l’actu", qui fonctionne le mieux. "Elle repose sur un concept de concision qui lui permet de séduire un public qui n’a pas le temps de beaucoup lire, décrypte Julien Winock, responsable du département de l’édition. Par ailleurs, nous la proposons à un prix très accessible, en général à moins de 6 euros."

La production universitaire est pourtant loin de se limiter aux livres de poche et aux premiers prix. Afin que continue d’exister une production plus classique, plusieurs options existent, à commencer par les accords entre universités et éditeurs. C’est ce qui se passe notamment en Belgique francophone avec le regroupement des cinq pôles universitaires de Louvain, Bruxelles, Liège, Mons-Hainaut et Namur en deux pôles : l’un d’enseignement libre (catholique) et l’autre d’enseignement d’Etat. Fondements de sciences politiques, qui paraît au second semestre chez De Boeck, devient ainsi l’un des premiers ouvrages interuniversitaires regroupant les enseignants de Louvain, Mons et Namur. "C’est commercialement très intéressant, mais c’est aussi à double tranchant pour les éditeurs, reconnaît Frédéric Jongen, directeur éditorial. Si vous n’êtes pas sélectionné, une grande partie du marché vous échappe durablement."

 

Attirer les étudiants en librairie

Pour Florence Young, directrice de l’enseignement supérieur de Pearson France, le défi majeur est de faire revenir les étudiants en librairie : "Quelques libraires font l’effort de se déplacer en faculté et cela se traduit par de bonnes ventes. Ce sont des opérations de ce genre qu’il faut mettre en place, et de façon régulière, même si c’est compliqué. Nous avons du mal à faire venir les étudiants en librairie, il faut donc trouver une autre façon de se rapprocher d’eux." Si ces conditions sont réunies, même les propositions éditoriales les plus ambitieuses parviennent à trouver leur public, à l’image de Faire des sciences sociales, ouvrage en trois parties publié aux éditions de l’EHESS, qui a été un "succès de librairie grâce au grand nombre de débats et d’interventions organisés pour sa promotion", souligne Emmanuel Désveaux, le directeur. Cette thématique n’effraie pas Ellipses, qui annonce pour octobre Méthodes statistiques pour les sciences sociales. "Nous savons que cet univers est compliqué, mais quand une belle opportunité éditoriale se présente, nous n’hésitons pas à la saisir", indique Manon Savoye. Quant à Devenir chercheur, paru l’an dernier aux éditions de l’EHESS, le livre a trouvé son public parce qu’il a été présenté régulièrement en BU. "Il est important de rencontrer le public pour lui présenter nos ouvrages, résume Emmanuel Désveaux. Cela rejoint les problématiques rencontrées par les libraires et les bibliothèques. Un éditeur devient un acteur culturel."

En la matière, la qualité des contenus sert aussi de mètre étalon à des éditeurs comme les Puf ou La Découverte. "Le public étudiant est moins fidèle concernant les manuels traditionnels, mais réactif dès lors que les livres proposés allient innovation et qualité", rappelle Monique Labrune, directrice éditoriale des Puf. "L’activité est difficile, surtout pour les sciences humaines qui sont confrontées à la crise du lectorat, reconnaît pour sa part Hugues Jallon, le nouveau P-DG de La Découverte. Il y a beaucoup de causes conjoncturelles comme la crise de la librairie ou la baisse du pouvoir d’achat, mais si les livres ne se vendent pas, c’est aussi parce qu’il y a un problème général de qualité et d’originalité de l’offre. Celles-ci doivent convaincre le public de revenir au livre." C’est dans cette veine exigeante que La Découverte a publié Sociologie de la littérature en "Repères" en août ou une biographie du philosophe et économiste Cornelius Castoriadis en septembre. Les Puf poursuivent quant à elles la politique de mise à jour de leurs manuels phares dans tous les domaines (droit, économie, sociologie, psychologie…) et dans toutes les collections ("Que sais-je ?", "Thémis", "Droit fondamental", "Major", "Quadrige. Manuels"). Parallèlement, l’éditeur développe de nouveaux outils à destination des étudiants et du grand public comme 1 kilo de culture générale, son plus beau succès de l’année.

Armand Colin chez Dunod

Hachette Supérieur se concentre sur les nouvelles éditions, mais publie aussi une nouveauté importante en histoire, La Méditerranée au Moyen Age de Michel Balard. "Ce titre s’inscrit dans la question du concours d’enseignement, même si nous l’avions prévu avant, précise Julie Pelpel-Moulian. Ce n’est pas un ouvrage de circonstance." L’intégration d’Armand Colin à Dunod au printemps dernier a eu pour conséquence de gonfler le nombre d’ouvrages traitant de géopolitique. A son habituel Ramsès millésimé, dont la maquette est refondue cette année, Dunod voit maintenant s’ajouter plusieurs ouvrages publiés sous la marque Armand Colin : L’année stratégique 2015 de Pascal Boniface et Images économiques du monde 2015, notamment. "Ces livres s’adressent au même marché, convient Florence Martin. Mais ils abordent tous leur sujet sous des angles qui leur sont propres."

Ellipses publie le Manuel d’économie de Jean-Marc Daniel, dans la collection "Optimum". L’éditeur reste également positionné sur des créneaux plus difficiles comme les sciences humaines, avec plusieurs nouveautés susceptibles d’intéresser un public élargi, telles que La philosophie en 32 notions ou Les grandes citations philosophiques commentées. Mais cette ouverture au grand public n’est pas voulue, assure Manon Savoye. "Nous nous sommes adaptés à l’évolution de l’enseignement dans plusieurs disciplines, mais nous restons avant tout un éditeur pour les étudiants." Géopolitique de l’Empire romain de Yann Le Bohec constitue un autre enjeu fort de la rentrée pour Ellipses.

Du côté des refontes et des nouvelles collections, Dunod inaugure "Dunod tech", avec deux premières références destinées aux gros bataillons des filières techniques de BTS, IUT, ou écoles d’ingénieur : Génie électrique et Génie énergétique et climatique. "Nous les avons sortis en mai en vue de la rentrée. Les professeurs à qui nous les avons présentés leur ont réservé un très bon accueil, mais la collection peut aussi intéresser les professionnels", précise François Bachelot. L’éditeur uniformise aussi les visuels des "Aide-mémoire", avec un principe de couverture commune, même si les formats varient en fonction des univers, sciences humaines ou sciences dures. Dunod est toujours dans la phase d’analyse de l’intégration technique d’Armand Colin, avec déjà quelques fils directeurs. Armand Colin devrait se voir appliquer une organisation similaire à celle de la marque Dunod, articulée autour d’univers universitaire, professionnel et grand public bien cloisonnés. "Les livres universitaires Armand Colin ont intérêt à s’insérer dans le système de prescription qui fonctionne bien chez Dunod, expose François Bachelot. Mais nous devons aussi conserver la spécificité des sciences humaines." Les titres des dernières nouveautés de la collection "Cursus" (Armand Colin) ont d’ores et déjà été agrandis.

A chaque livre sa catégorie

Depuis qu’il a pris la tête de La Découverte, Hugues Jallon entend également "faire jouer chaque livre dans sa catégorie". "Il y a aujourd’hui une tentation trop forte de rhabiller les sciences humaines en document. Nous voulons que les sciences humaines soient mieux identifiées, dans une collection qui accueille les auteurs, explique-t-il. Il y a une différence entre publier un livre sur un sujet dont on pense qu’il peut avoir un public, et publier un auteur." Le programme de cette rentrée était déjà lancé avant l’arrivée du nouveau P-DG, et n’est donc pas concerné par cette stratégie, qui devrait produire ses premiers effets au début de 2015.

Pour cibler un public élargi, les éditions de l’EHESS ont quant à elles fait évoluer la maquette de leur collection d’intervention "Cas de figure" et y publient quelques titres importants à la rentrée comme L’empreinte du poing : la boxe, le gymnase et les hommes et La catastrophe de Liévin. "L’objectif est d’élargir notre public, affirme Emmanuel Désveaux, mais le premier public élargi que nous aimerions toucher, ce sont les étudiants qui démarrent leurs études. Nous voulons constituer un pont progressif entre les études et la recherche, et de la recherche vers le grand public" Les éditions de l’EHESS ont également lancé la série "Grief", en coédition avec Dalloz : il s’agit, avec un positionnement de lieu d’interface entre les sciences sociales et le monde du droit, de toucher un public plus large et plus hybride.

Le marché universitaire en chiffres

La quête du "plus produit" numérique

 

L’ebook homothétique séduit encore peu, alors que les formules éditoriales associées à des plateformes d’enseignement trouvent leur public.

 

"Le travail pour proposer des solutions d’e-learning sert à compléter l’offre papier, qui reste le cœur de notre activité."Manon Savoye, Ellipses- Photo OLIVIER DION

La plus-value pédagogique apparaît comme la clé de voûte du succès des livres numériques universitaires. Alors que les ebooks homothétiques peinent toujours à dépasser le succès d’estime, les ouvrages associés à une plateforme d’enseignement tirent leur épingle du jeu dans un marché qui reste encore globalement très émergent. En tête de peloton, les titres bimédias prescrits pour servir de socles à un cours via des exercices et des corrigés en ligne, ou permettant d’interagir entre étudiants et enseignants, recueillent le plus de suffrages.

L’offre française MyLab de Pearson, lancée en avril 2013 en associant un ouvrage papier à sa version numérique eText et à une plateforme d’apprentissage en ligne proposant des quiz d’autoévaluation, des cas vidéo et des activités d’entraînement, est ainsi "en pleine croissance", selon Florence Young, directrice pour la France de l’enseignement supérieur de la maison d’édition britannique. "Les enseignants ont tendance à changer leurs pratiques pédagogiques et à adopter le modèle de la classe inversée grâce à MyLab, précise-t-elle. L’étudiant travaille le contenu au préalable, fait les exercices en ligne. Grâce au numérique, le cours n’est plus l’occasion de présenter un contenu, il devient un moment d’échange pour approfondir les enseignements." L’offre française MyLab concerne aujourd’hui six titres dans les domaines de l’économie et du marketing ; elle devrait en comprendre dix d’ici à la fin de l’année. Pearson bénéficie également des bonnes performances de ses MyLab en anglais, beaucoup plus nombreux sur le marché et très utilisés dans les écoles de commerce où les enseignements sont dispensés dans la langue de Shakespeare.

Reste la question de la commercialisation. Les livres sont en effet proposés avec ou sans la plateforme auprès des étudiants, mais Pearson vend également, plus ponctuellement, sa solution directement aux établissements. "C’est vraiment du cas par cas avec les écoles et cela demande un important travail de prospection", souligne Florence Young. Dans cette dernière hypothèse, les ouvrages concernés sont activés par 100 % des élèves car l’enseignement est construit autour du manuel. Concernant les versions achetées directement par les étudiants, le pack premium est le plus demandé, mais le taux d’activation est sensiblement moins élevé. "Il appartient à l’enseignant d’inciter réellement ses élèves à utiliser la plateforme, reconnaît Florence Young. On le voit dans les usages, les étudiants sont encore assez attachés au papier, qu’ils préfèrent utiliser pour travailler. L’outil numérique et ses fonctionnalités sont davantage appréciés quand il s’agit d’aborder des matières où les chiffres sont très présents, comme la finance." A ce titre, MyFinanceLab, en langue anglaise, est l’une des meilleures ventes de Pearson.

Offres couplées

C’est dans cette même logique bimédia que De Boeck lance à la rentrée une offre équivalente, Noto, centrée sur l’interactivité professeurs-étudiants et enrichie d’une version dédiée aux bibliothèques universitaires (lire p. 12). De son côté, Elsevier-Masson vend déjà des offres couplées papier-numérique autour de certains de ses ouvrages de médecine préparant à l’examen classant national (ECN), avec un accès à la plateforme E-ecn.com. L’éditeur a récemment fait évoluer le site pour le rendre conforme aux nouveaux items et aux modes d’entraînement liés aux nouvelles épreuves qui se dérouleront sur tablette à compter de 2016. Cette évolution technologique de l’examen conduit également Ellipses à investir dans l’e-learning. La maison a fait appel à la société E-Formed, spécialisée dans la formation médicale en ligne, pour proposer aux étudiants une plateforme Web et un système d’applis qui devaient être opérationnels pour la rentrée 2014, ou au plus tard au dernier trimestre. "Le travail que nous effectuons avec nos partenaires pour proposer des solutions d’e-learning sert à compléter l’offre papier, qui reste le cœur de notre activité", précise Manon Savoye, directrice éditoriale d’Ellipses.

D’autres d’éditeurs planchent sur l’élaboration d’une offre d’apprentissage en ligne qui leur soit propre, le plus souvent dans une logique B to B (business to business). C’est par exemple le cas de Studyrama. "L’idée serait de proposer un fonds documentaire aux universités et aux grandes écoles. Elles n’achèteraient pas un livre à l’unité, mais un droit d’accès à une base de données", énonce Frédéric Vignaux, directeur du département édition. Car, pour les éditeurs, la vente de services digitaux aux institutions permet de compenser l’intérêt toujours faible des étudiants pour le support ebook. "Je ne pense pas que les étudiants sont encore mûrs pour travailler d’eux-mêmes sur des livres dématérialisés, ajoute Frédéric Vignaux. En tant qu’éditeur, nous devons donc assurer une complémentarité entre le papier et le numérique. Le format numérique comme reflet parfait du papier n’est pas la bonne solution."

En dehors des plateformes d’e-learning, c’est justement chez les acheteurs institutionnels, et notamment les bibliothèques universitaires, que les ouvrages numériques trouvent un autre relais de croissance significatif. Le succès de la collection "Repères" de La Découverte sur la plateforme Cairn, qui touche autour de 500 clients institutionnels, ne se dément pas. "Le modèle bimédia remplit son office auprès des étudiants", se félicite Hugues Jallon, le nouveau P-DG de la filiale d’Editis, qui n’observe en revanche "aucune progression significative" sur la partie B to C (business to customer). De la même façon, aux Puf, les ventes numériques ont crû de 15 % en 2013, pour atteindre 5 % du chiffre d’affaires, essentiellement via Cairn, même si elles n’ont pas permis de compenser le recul global de l’activité (- 8,7 %). L’éditeur avait d’abord mis en ligne ses "Que sais-je ?" fin 2013 : il vient d’étendre son offre à quelque 2 000 titres du fonds, dont les 300 premiers ont été mis en ligne début juillet. Les dictionnaires des Puf, les manuels et les grands classiques (Bachelard, Bergson, Freud, Marx…) n’intégreront pas Cairn pour le moment.

Les ventes d’ebooks aux particuliers tardent toujours, elles, à décoller. Mais les acteurs n’en continuent pas moins de développer leur offre. Dalloz, par exemple, poursuit sa transition numérique. Après avoir, l’an dernier, décliné en ebooks quatre collections de manuels ("Cours", "Hypercours", "Sirey", "Précis"), l’éditeur juridique étend maintenant son offre aux collections "Connaissance du droit", "A savoir" et bientôt les "Mémentos". Dalloz entend également reprendre la main sur le marché très disputé des codes napoléoniens avec une offre articulée sous trois formes : une édition limitée à petit prix, une édition classique proposant l’accès en ligne et une édition "3.0" uniquement numérique ouvrant sur tout l’univers Dalloz (voir le dossier Droit dans LH 1008, du 5.9.2014). Chez Hachette Supérieur, Julie Pelpel-Moulian, responsable éditoriale supérieur, technique et numérique, note "une légère croissance", tandis que Vuibert, qui propose des versions ebook de ses ouvrages de gestion-management depuis moins d’un an, cherche avant tout à se positionner. "Le marché est encore émergent, mais c’est important de proposer une offre pour développer la demande", estime le directeur éditorial, François Cohen.

Les éditions de l’EHESS proposent, elles, les grands classiques de leur catalogue au format homothétique via une plateforme, mais les ebooks sont considérés comme un dérivé du papier. "Ce sont essentiellement les bibliothèques universitaires qui achètent les livres numériques par le biais de plateformes. Notre philosophie est que le livre papier reste la référence", tranche Emmanuel Désveaux, directeur des éditions de l’EHESS. A La Documentation française, le numérique est de même pensé comme un renfort pour les ouvrages classiques, notamment ceux dont les ventes subissent par contrecoup les bons résultats en librairie de la petite collection "Doc’ en poche". "C’est le revers de la médaille, pointe Julien Winock, responsable du département de l’édition. Le succès des poches a pour corollaire un certain tassement des collections en grand format comme "Les études", qui sont à mi-chemin entre le livre et le périodique."

 

Vente granulaire

Outre une volumétrie plus réduite et une refonte de la maquette bientôt à venir, La Documentation française développe donc pour la rentrée une offre numérique élargie - jusqu’à présent, seuls les "Doc’ en poche" étaient disponibles en ebook - et fait notamment le pari de la vente granulaire. Pour Julien Winock, "les étudiants rechignent à dépenser 20 euros pour un livre complet, mais s’ils sont intéressés par un seul chapitre, la vente à l’unité constitue un bon compromis pour la préparation d’un exposé ou d’un mémoire". Si les périodiques - constitués d’articles - se heurtent à des problèmes de droits d’auteur et ne sont donc pas encore concernés par ce passage au digital, les principales collections d’ouvrages ("Formation administration concours", "Réflexe Europe", "Découverte de la vie publique"…) seront, elles, proposées au format dématérialisé. En la matière, La Documentation française espère faire aussi bien, sinon mieux, qu’avec "Doc’ en poche", dont "environ 10 %" du chiffre d’affaires proviennent du numérique, assure Julien Winock.

Pour sa part, Dunod voit le digital progresser à un rythme certes soutenu, mais le poids global des ventes numériques reste marginal. "Nous sommes passés de 2 à 3 % de notre chiffre d’affaires", résume Florence Martin, directrice du marketing et de la communication. Même constat chez Foucher, qui propose l’intégralité de ses nouveautés en version numérique, mais pour qui ce marché "est faible", selon Marilyse Vérité, responsable enseignement supérieur et développement numérique de la marque, qui assure également que le papier reste "la priorité". Les suppléments pédagogiques en ligne (corrigés, compléments de cours, exercices…) que l’éditeur propose aux étudiants ayant acheté un livre papier n’en remportent pas moins un franc succès et illustrent un autre phénomène : les contenus numériques améliorent les ventes quand ils sont proposés… gratuitement avec le papier.

Faute de séduire en tant que telle, la version numérique se mue donc en un "plus produit" en faveur du livre traditionnel. Sur ce modèle, Nathan confirme les bonnes performances du Livre nomade, son offre qui permet à l’acheteur d’un ouvrage d’accéder sans surcoût à la version numérique sur tous les supports (smartphone, tablette, ordinateur). "Le succès est toujours au rendez-vous, le taux d’activation des livres nomades progresse de plus en plus, indique Charles Bimbenet, directeur du département technique et supérieur. Le papier correspond aux usages classiques du livre, comme l’apprentissage par cœur. Le numérique répond quant à lui aux usages nomades."

La plus-value offerte par la mobilité du format numérique nourrit également la stratégie de Dunod, qui systématise cette année la solution bundle (la version numérique est incluse via un code dans l’ouvrage papier) pour sa collection "Livres en or". L’éditeur avait déjà tenté l’expérience du bundle pour certains de ses titres, mais en était revenu, faute d’activations suffisamment nombreuses. "Nous nous rendons compte que la version bundle est la plus demandée, justifie Florence Martin. Son taux d’activation dépasse maintenant les 30 %, cela commence à devenir significatif et nous allons donc généraliser ce type d’offre pour les "Livres en or"."

De Boeck lance Noto et Noto Bib

 

L’éditeur belge lance une plateforme qui propose ses manuels en téléchargement à partir d’un code fourni dans les ouvrages papier. Elle s’accompagne d’une version destinée aux institutions.

 

Noto permet de télécharger la version numérique des manuels achetés en librairie. - Photo OLIVIER DION

De Boeck propose depuis six mois des versions numériques expérimentales de certains de ses manuels. L’éditeur belge a noué en début d’année des contacts avec quelques enseignants "en prise avec la technologie pour définir les modalités d’une offre alliant formats papier et digital", explique Frédéric Jongen, directeur éditorial.

Pour la rentrée, la maison passe à la vitesse supérieure et lance la plateforme Noto, qui ouvre un accès numérique à ses manuels en téléchargement à partir d’un code fourni dans les ouvrages papier vendus en librairie. "Jusqu’à présent, nous nous étions interdit de décliner nos gros manuels de cours en version numérique pour des raisons de sécurité, précise Frédéric Jongen. Nous proposons déjà quelques ebooks sur notre site, sur Amazon ou sur Cairn, mais il s’agit surtout d’ouvrages de sciences humaines. Les gros manuels, qui sont le cœur de notre métier et de notre chiffre d’affaires, n’étaient pas concernés." Désormais, l’éditeur commercialise des versions numériques, au minimum homothétiques, et dans certains cas enrichies, disponibles sur Noto, une plateforme sécurisée élaborée en association avec l’agence de marketing digital Three Ships. L’étudiant accède à la version digitale de son ouvrage, qu’il peut annoter et conserver de façon pérenne. Il peut partager l’information avec d’autres étudiants disposant de leur code d’accès. "Si l’enseignant a prescrit un ouvrage De Boeck disponible sur Noto, il peut communiquer avec les étudiants par ce biais, par exemple en ajoutant des notes ou des vidéos, ajoute Frédéric Jongen. C’est intéressant dans le cadre de l’enseignement à distance."

Au-delà de l’offre Noto, centrée sur le B to C, De Boeck propose aussi Noto Bib aux bibliothèques universitaires. Cette déclinaison B to B a été réclamée par les enseignants approchés pendant la phase expérimentale. "Ils nous ont demandé si nous avions prévu une version pour les BU, à savoir une offre en réseau pour un parc de machines", énonce le directeur éditorial. En acquérant une licence pour un nombre déterminé de comptes, une institution - BU ou école de commerce - peut proposer le service en multiposte "de manière sécurisée".

Noto Bib sera par ailleurs compatible avec plusieurs systèmes existants. "Nous sommes en mesure de proposer des fichiers Scorm à l’intranet des BU, assure Frédéric Jongen. Par exemple, l’Université libre de Louvain travaille sur un intranet Claroline avec lequel nous sommes compatibles. L’enseignant qui a l’habitude de déposer ses notes de cours va pouvoir y ajouter la version Noto de l’ouvrage sur lequel il travaille." Noto Bib devrait également être bientôt compatible avec d’autres plateformes d’apprentissage en ligne comme Moodle.

De Boeck attend maintenant de voir quels seront les usages des étudiants et des enseignants. "Soit l’enseignant prescrit d’acheter le livre papier pour permettre aux étudiants d’accéder tous ensemble au réseau Noto, soit il passe par la BU et utilise Noto Bib. Cette dernière solution implique de vendre à la BU des licences pour le nombre d’étudiants concernés", conclut Frédéric Jongen.

La tentation du bref

 

La maîtrise de la pagination est devenue un enjeu économique et commercial majeur dans l’édition universitaire.

 

"Pour nos ouvrages de mathématiques et de sciences, nous privilégions les contenus en ligne complémentaires avec des exercices."Frédéric Vignaux, Studyrama- Photo OLIVIER DION

L’essor des collections de poche se poursuit au détriment des grands formats et amène certains éditeurs à s’interroger sur la longueur de leurs ouvrages, en particulier de référence. "Beaucoup de publications ont pris trop d’ampleur cette année, reconnaît Julien Winock, responsable du département de l’édition à La Documentation française. Nous expliquons aux auteurs qu’ils doivent réduire le volume. Certains ont pris l’habitude de prendre leurs aises et de rendre un manuscrit d’un million de signes quand on leur en demandait 500 000" L’éditeur a pour lui l’expérience du succès de la collection "Doc en poche", qui traite d’un sujet dans des petits formats à petit prix. "Ces formats allégés sont en lien avec les nouvelles pratiques de lecture, c’est de là que vient notre réflexion pour nous adapter à cette tendance", poursuit Julien Winock, qui précise que si les auteurs les plus jeunes sont conscients de l’évolution du lectorat étudiant, les universitaires chevronnés sont en revanche plus réticents à l’idée de réduire la voilure.

L’effet référence

"D’une manière générale, je lutte contre la tendance des auteurs à s’étaler", indique aussi Hugues Jallon, P-DG de La Découverte. Mais celui qui a succédé à François Gèze en février dernier s’adapte aussi en fonction des titres. Le cas des manuels "Repères", notamment, est spécifique. "Leur taille participe de l’effet référence, même si la question du prix doit être in fine prise en compte, c’est une éternelle et délicate équation." Pour sa part, Pearson défend le caractère exhaustif de ses gros ouvrages de référence (Fonctions RH, E-commerce, Principes de marketing…) : "Ces livres analysent les pensées, les concepts, exposent les meilleures pratiques dans les disciplines fondamentales enseignées en école de commerce et en université de gestion, rappelle Florence Young, directrice de l’enseignement supérieur. Ce type d’ouvrages nécessite un volume certain pour proposer un contenu exhaustif et clair, mais la consigne est de conserver la même pagination à chaque nouvelle édition pour éviter une surenchère de texte qui finirait par noyer le contenu." Parallèlement, la nouvelle collection "LM" permet à Pearson de proposer aux enseignants et aux étudiants des petits ouvrages à plus petit prix également, avec une introduction à différentes disciplines et plus centrés sur la mise en pratique. Chez Studyrama, qui a notamment acquis Bréal cette année, le directeur du département édition, Frédéric Vignaux, préfère déplacer le problème : "Bréal avait déjà tendance à limiter la pagination. Pour nos ouvrages de mathématiques et de sciences, nous privilégions les contenus en ligne complémentaires avec des exercices."

"Les libraires jouent bien le jeu"

 

Selon les éditeurs, la librairie aborde la rentrée universitaire dans de meilleures conditions que prévu.

 

Pour le public étudiant, le critère du prix est essentiel, et les collections de poche s’écoulent donc facilement.- Photo OLIVIER DION

 

Malgré la disparition de Virgin et de Chapitre, la librairie aborde cette rentrée universitaire dans une situation moins mauvaise qu’on ne l’attendait. Une grande partie des enseignes Chapitre ont trouvé un repreneur et les mises en place se déroulent dans d’assez bonnes conditions selon les observateurs. "La librairie a souffert, c’est vrai, concède Julie Pelpel-Moulian, responsable éditoriale supérieur, technique et numérique chez Hachette Supérieur. Mais ces difficultés ont profité aux enseignes de niveau inférieur, sur lesquelles s’est reportée une partie de la demande. Au final, la catastrophe annoncée n’a pas eu lieu." "La crise traversée par les grandes enseignes affectent assez peu l’enseignement supérieur, mais plutôt la littérature grand public, estime pour sa part Florence Young, directrice de l’enseignement supérieur de Pearson France. Dans le supérieur, il y a d’autres vecteurs que la librairie."

Chez Dunod, les mises en place se font beaucoup grâce aux efforts des représentants, mais l’éditeur capitalise aussi sur les bonnes ventes de l’année précédente. "Elles incitent les libraires à nous suivre", indique Florence Martin, directrice marketing et communication. "Les libraires jouent bien le jeu, abonde Manon Savoye, directrice éditoriale chez Ellipses. L’an dernier, le marché a souffert des fermetures de Chapitre et de Virgin, mais nous sommes maintenant dans une phase de reprise de confiance, estime-t-elle. Chez Studyrama, le directeur du département édition, Frédéric Vignaux, note tout de même une certaine timidité des mises en place sur les thématiques de niche et les nouveautés. "Notre Bible du Tage Mage est très bien reçue en librairie. En revanche, nous ne sommes pas sur les mêmes niveaux concernant Bréal [racheté cette année par Studyrama, NDLR]. La collection "Le monde en fiches", par exemple, est placée en quantité plus réduite."

 

Miser sur le fonds

Cette prudence s’explique par l’importance que conserve le fonds dans les grandes librairies universitaires qui ont aussi pris conscience que celui-ci "doit être présent dans les rayons, faute de quoi le client se reporte sur le Web pour acheter ce dont il a besoin", note Manon Savoye, chez Ellipses. Cette analyse implique une gestion serrée des stocks, avec des réassorts plus rapides, et elle est partagée par Chloé Beaujouan, responsable des achats pour la partie sciences humaines, chez Decitre. "La nouveauté est importante, mais le fonds est primordial, précise-t-elle. Il représente 70 % de l’activité du rayon." La libraire confirme malgré tout le fléchissement du marché. "Certains éditeurs sont très nettement à la baisse, on sent que la dynamique n’est plus là, notamment pour les grands formats." Du coup, les mises en place s’en ressentent parfois, même si Chloé Beaujouan se fait "un devoir" d’accompagner correctement les éditeurs quand il y a un lancement de collection ou une refonte. Sans toutefois se départir d’une certaine prudence à laquelle seuls semblent échapper les livres de poche qui, eux, obtiennent de très bons résultats.

"Dès qu’on parle de petits prix, le public répond présent", constate Chloé Beaujouan. Les "Repères" de La Découverte et les "Folio essais" de Gallimard tirent particulièrement leur épingle du jeu, tandis qu’Ellipses, qui s’est doté d’une collection de poche l’an dernier, affiche pour le moment un bon démarrage. "Nous sommes très satisfaits, affirme Manon Savoye. Cela permet de faire vivre notre fonds très riche. Beaucoup de titres ne peuvent pas rester en rayon éternellement, avec le poche, nous sommes en mesure de les proposer à nouveau." Pour l’éditrice, le critère prix est déterminant auprès du public étudiant : "Si un élève hésite à payer 30 euros pour un grand format, il achète sans problème sa version en poche" Le constat est tout aussi vrai pour la petite collection poche "Audiographie" des éditions de l’EHESS vendue 8 euros, dont l’ouvrage de Jean-Pierre Vernant, De la Résistance à la Grèce antique, est le best-seller de l’année. "Cette collection introduit les grands penseurs, elle s’adresse même aux niveaux de la licence et nous a permis de monter des partenariats avec des lycées disposant de prépas intégrées afin d’y faire venir des chercheurs", expose Emmanuel Désveaux. Dunod s’adresse aussi au porte-monnaie des étudiants en publiant Révisez la physique avec Feynman. "L’édition précédente n’a pas fonctionné parce que nous la proposions à un tarif trop élevé, avoue François Bachelot, directeur sciences et techniques. Avec cette nouvelle édition, nous sommes en phase avec les prix du marché."


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