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Dossier Scolaire : l’année de la relance

Olivier Dion

Dossier Scolaire : l’année de la relance

Après trois années de baisse continue des ventes, les éditeurs se préparent à une reprise d’une ampleur inédite. Pour la rentrée 2016, tous les programmes changent simultanément, du primaire au collège, tandis qu’en parallèle un plan numérique très ambitieux est mis en œuvre.

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Par Hervé Hugueny,
Créé le 22.04.2016 à 01h00 ,
Mis à jour le 22.04.2016 à 09h57

Exceptionnelle par son ampleur, la hausse des ventes de manuels scolaires attendue pour la rentrée prochaine va doper l’activité de l’ensemble de l’éditionen 2016. En septembre , dans un mouvement jamais vu, tous les programmes scolaires de toutes les disciplines changeront simultanément dans toutes les classes, du cours préparatoire (CP) à la 3e en fin de collège, soit 7,3 millions d’élèves à rééquiper de manuels conformes aux nouveaux textes. En dépit du travail intense que les éditeurs fournissent depuis plusieurs mois, il leur était impossible de tout publier en une seule fois, d’autant que la version définitive de ces programmes n’a été validée qu’à l’automne 2015. Et côté finances publiques, l’étalement est aussi bienvenu, pour l’Etat qui règle l’achat des manuels au collège, et pour les communes qui prennent en charge ceux du primaire. Des priorités ont été fixées et cette production sera étalée sur deux années, caractérisées par un record de nouveautés. Les ventes qui en résulteront sur ce marché très concentré profiteront à une poignée d’éditeurs contrôlés par Hachette Livre et Editis, ainsi qu’à Magnard (groupe Albin Michel) et Belin, repris l’an dernier par le groupe de réassurance Scor.

"Nous avons travaillé en priorité sur les matières fléchées comme prioritaires par le ministère." Odile Mardon-Kessel, Hachette - Photo OLIVIER DION

Cette relance suit trois années de chute continue. "Le chiffre d’affaires global a encore baissé de 8 % l’an dernier", déplore Sylvie Marcé, directrice générale de Belin et présidente des Editeurs d’éducation, le nouveau nom de Savoir Livre, association regroupant les principaux éditeurs scolaires. "Le primaire a reculé de 4 %, à environ 60 millions d’euros de ventes en prix public hors taxe (PPHT) ; le collège a plongé de 25 %, à moins de 50 millions d’euros. Seul le lycée a progressé, de 6 % à 52 millions d’euros", détaille-t-elle. La reprise sera donc un rééquilibrage de l’activité, dont les à-coups posent des problèmes d’organisation et de trésorerie, aux éditeurs comme aux libraires.

"Nous ne pouvons plus faire évoluer nos manuels comme les années précédentes en fonction des remontées d’usage du premier publié." Sylvie Marcé, Belin- Photo OLIVIER DION

Effort budgétaire

Conscient de l’effort à consentir, le ministère de l’Education nationale a réservé 150 millions d’euros sur le budget de cette année pour une première tranche d’achats : "A la rentrée 2016, tous les élèves recevront de nouveaux manuels de français, mathématiques et histoire-géographie. Les élèves de 5e auront également un nouveau manuel de LV2, et les élèves de 6e un nouveau manuel de sciences", précise un communiqué du ministère. Par rapport au budget 2015, c’est un effort supplémentaire de 125,7 millions d’euros, selon le rapport des sénateurs Jean-Claude Carle (LR, Haute-Savoie) et Françoise Férat (UDI, Marne). Un financement identique est promis en 2017 pour l’ensemble des langues vivantes, la physique-chimie, les sciences de la vie et de la Terre (SVT), et la technologie. Didier, spécialiste des langues au collège (et des maths au lycée), dispose ainsi d’une année de plus pour préparer son pic de production. L’éditeur filiale d’Hatier (Hachette Livre) publie quand même treize manuels cette année (collège et lycée) contre six l’an dernier, précise sa directrice générale, Véronique Hublot-Pierre. Les éditions Maison des langues publient aussi au collège et au lycée (cinq manuels).

"Nous avons travaillé en priorité sur les matières fléchées comme prioritaires par le ministère", explique Odile Mardon-Kessel, directrice du secondaire chez Hachette Education, qui a programmé 44 titres pour le secondaire, lycée compris, et 9 parcours numériques. "En termes de choix, c’était assez précis à suivre, même si c’était une production hors normes, aussi bien pour la fabrication que pour les éditeurs et les auteurs, qui ont dû fournir un effort colossal", ajoute Mahin Bailly, directrice générale de Magnard-Vuibert (filiale d’Albin Michel), qui a publié 32 titres, du primaire au lycée (sans compter l’enseignement professionnel sous la marque Delagrave). Nathan, Bordas, Retz, les éditeurs scolaires d’Editis, ont aussi programmé plusieurs dizaines de nouveautés, mais ont décidé de ne pas communiquer, répond Catherine Lucet, directrice générale du pôle Education et référence du groupe. "La liste du ministère est une recommandation, pas une obligation et les enseignants restent libres de leurs choix qui peuvent aussi être motivés par l’état des livres. En SVT et en physique-chimie, certains d’entre eux n’ont pas été renouvelés depuis la réforme précédente qui remonte à 2005", nuance Célia Rosentraub, directrice générale d’Hatier, qui a ainsi publié aussi en SVT et en technologie (36 manuels du primaire au lycée, et 15 cahiers). Belin (21 manuels annoncés, dont 11 au collège) sera aussi présent dans cette matière non prioritaire avec "La fabrique connectée de SVT", une plateforme numérique proposant à l’enseignant des contenus pour construire son cours (39 euros d’accès annuel). Une manière pour l’éditeur de repérer ce qui intéressera les enseignants avant de préparer ses manuels pour 2017.

"Les éditeurs d’éducation ont écrit aux 7 000 principaux des collèges pour leur rappeler ce financement en deux temps, et leur confirmer que les budgets d’achat vont bien arriver. Selon les délégués pédagogiques, l’information n’avait pas encore bien circulé", note Sylvie Marcé. Les éditeurs scolaires avertissent également les libraires, explique notamment Didier Mollet, récemment nommé directeur des ventes d’Hachette Education. "Ceux qui font du scolaire occasionnellement n’ont peut-être pas conscience des volumes qu’ils auront à traiter fin août. Il faudra vérifier aussi les conditions d’en-cours de paiement avec les distributeurs, ainsi que les règles de priorité d’expédition en cas de rupture de stock", prévient Hélène Clémente, chargée des questions commerciales au Syndicat de la librairie française.

Cufay, EMLS, la LDE et la Sadel, parmi les grands spécialistes des marchés publics du scolaire, se préparent à deux années exceptionnelles, après avoir souffert de l’effondrement des ventes depuis trois ans. Cufay, implanté à Abbeville (Somme), a ainsi repris en 2014 l’activité scolaire de La Pléiade (Toulouse) pour avoir une base dans le sud qui complète aussi son bureau parisien, plus ancien. "Nous avons prévenu les transporteurs, investi dans du matériel de manutention, créé un logiciel de gestion des prêts de manuels que nous proposerons aux responsables des CDI", explique Loïc Heydorff, gérant d’EMLS. Il s’est inspiré du service au cœur du succès de la LDE (Strasbourg), devenue leader du scolaire sans sacrifier sa marge. Sur ce marché public, toujours réglementé à partir de 25 000 euros de commandes contrairement à celui des bibliothèques, les spécialistes consentent en général des rabais de 25 %, alors qu’ils ont une remise maximale de 31,5 %, pour remporter les appels d’offres lancés par les établissements, compensant l’étroitesse de la marge par le volume des commandes. Quelques indépendants s’accrochent, tel Durance à Nantes. "Nous avons une vingtaine d’établissements clients dans l’agglomération, c’est un service de proximité où le relationnel est important, mais il faut aussi être très compétitif", note Daniel Cousinard, gérant de la librairie.

Stress et exaltation

Côté imprimerie, cet afflux de commandes à honorer en urgence doit aussi être anticipé. Au global, en fonction du nombre d’élèves par niveau (environ 800 000) et des disciplines, c’est au moins 12 millions de livres en quadrichromie et reliés qu’il faudra fabriquer, mais les éditeurs ne connaîtront pas avant la mi-juillet leurs parts de marché respectives. La Cicem effectue un sondage sur les choix des enseignants dans environ 20 % des collèges explique son gérant Gilles Massonnat, mais son résultat ne sera disponible que dans la seconde quinzaine de juillet, et les ordres d’impression, la décision qui boucle une production, ne partiront pas avant. Les années de réforme sont toujours des périodes d’exaltation et de stress chez les éditeurs scolaires, partagés entre l’espoir de conquérir des parts de marché et la crainte de perdre celles qu’ils ont déjà acquises.

Seul Lelivrescolaire.fr a lancé des ordres de fabrication sans attendre des commandes fermes. Créé en 2010, le plus récent des éditeurs d’un secteur où les barrières à l’entrée sont élevées en termes de savoir-faire, besoin de financement et capacité de diffusion-distribution, a publié 12 manuels en français, histoire-géographie et enseignement moral et civique (EMC). "Nous avons terminé mi-mars, et ils sont en fabrication chez quatre imprimeurs et trois relieurs, tous en France, et avec lesquels nous avons un partenariat", indique Raphaël Taïeb, président et cofondateur, sans plus de détail sur la trésorerie nécessaire à cette anticipation. L’entreprise bénéficie du soutien de la Banque publique d’investissement (BPI) dont l’une des missions est le maintien des capacités de production industrielle en France. Après les centaines de milliers de spécimens imprimés et expédiés au printemps, tous les éditeurs qui lanceront le gros de leur fabrication en même temps cet été ont dû réserver des capacités de fabrication "en Allemagne, en Italie, en Espagne, partout où nous avons trouvé de la place", reconnaît Mahin Bailly. Lewebpédagogique, tout nouveau venu, ne connaît pas ces problèmes : les 21 manuels qu’il propose pour cette rentrée en 6e, 5e, 4e sont en version numérique, pour iPad uniquement, à 3 euros jusqu’en juin et 5 euros ensuite.

A côté de ces contraintes d’organisation, les éditeurs ont disposé d’une latitude d’interprétation nouvelle dans la réalisation de leurs manuels. Grande nouveauté de cette réforme, les programmes sont conçus en quatre cycles de trois ans, de façon à laisser aux enseignants une plus grande autonomie dans la conduite de leurs classes, à partir de deux principes : la collaboration entre élèves et la différenciation de la pédagogie avec des accompagnements personnalisés en fonction des situations. "La connaissance de l’ensemble des programmes nous permet une mise en perspective, mais nous ne pouvons plus faire évoluer nos manuels comme les années précédentes en fonction des remontées d’usage du premier publié", analyse Sylvie Marcé. Les éditeurs ont donc organisé des réunions de discussions avec les professeurs pendant l’été pour répondre à leurs attentes, notamment à propos des nouveaux enseignements pratiques interdisciplinaires (EPI) qui les inquiètent. Comme ils le faisaient déjà, et en dépit de la charge de travail simultanée, plusieurs d’entre eux ont aussi publié deux collections complètes avec des partis pris différents dans chaque matière (Hachette Education, Hatier, Magnard en français ou histoire-géo) ou une collection complète et un manuel couvrant tout le cycle 4 (5e, 4e et 3e), en maths surtout.

Pénurie de personnel

Magnard publie ainsi un manuel de cycle 4 en mathématiques réalisé par Sésamath, l’association de professeurs qui a conquis sa place dans cette discipline, avec un modèle original : les versions numériques de ses manuels sont en accès libre, et Sésamath confie l’impression et la diffusion à un éditeur sous licence. "Les droits sont investis dans la refonte d’un outil permettant de créer des exercices, et dans la création d’un logiciel de personnalisation de notre manuel par l’enseignant", explique Hélène Gringoz, présidente de l’association. Pour Magnard, qui coproduisait déjà des cahiers d’exercices avec Sésamath et va étendre son partenariat au lycée, c’est un moyen simple d’élargir son offre. Ailleurs, les renforts ont été trouvés en interne. Hachette Technique (enseignement professionnel et technique, moins chargé en ce moment) a réalisé un manuel de cycle 4 en français et deux manuels d’histoire-géographie pour Hachette Education, indique Caroline Boulassier, directrice du département. Chez Hatier, c’est l’ex-filiale Foucher, absorbée l’an dernier et devenue un département, qui a produit le livre de technologie cycle 4.

Les éditeurs se sont en effet trouvés confrontés à une pénurie de personnel, même en faisant appel au renfort habituel des travailleurs à domicile pour l’iconographie, la maquette, la correction, etc. "C’était de la folie, j’ai travaillé tous les jours pendant quatre mois, quinze heures par jour", confie Dominique Groslier, maquettiste qui s’est spécialisée dans le scolaire et travaille pour Belin, Hatier, Magnard-Vuibert notamment. Les éditeurs ont pourtant tenté de contenir ce rythme frénétique en démarrant leur préparation dès la publication de la version provisoire des programmes, au printemps 2015. Mais les polémiques à propos de l’histoire-géographie ont entraîné des révisions si importantes qu’il a fallu reprendre des chapitres entiers.

Outre l’installation dans le moindre recoin de bureaux des renforts embauchés en CDD, il a fallu aussi faire évoluer la conduite des équipes d’auteurs. En complément des inspecteurs généraux, toujours prisés, les éditeurs ont recruté aussi des formateurs d’enseignants à ces nouveaux programmes. L’organisation la plus originale est sans doute le système collaboratif imaginé par Sésamath ou Lelivrescolaire.fr. "Nous rassemblons environ 250 auteurs par discipline, dont les rôles se partagent entre l’écriture, et la relecture presque immédiate sur des brouillons, qui est en fait une coécriture. Des directeurs de collection pilotent le tout. Nous passons beaucoup de temps surtout dans la phase de préparation, d’animation et de recherche d’idées", explique Raphaël Taïeb.

Le primaire hors de la tourmente

L’édition des manuels pour le primaire s’est déroulée dans des conditions moins tendues. Préservés des querelles qui ont déchiré la réforme du collège, les programmes définitifs étaient restés dans l’esprit de la version initiale publiée au printemps, "ce qui nous a permis de bien travailler nos ouvrages", se félicite Stéphanie Saïsse-Fallek, directrice du département primaire d’Hachette Education. Tout était bouclé fin février, pour l’envoi des spécimens dans les écoles des 36 000 communes de France, afin que les enseignants indiquent leurs choix avant le vote des budgets municipaux, fin mars. Pour soutenir les communes, les sénateurs avaient réduit d’autres postes du budget de l’Education nationale et voté un crédit exceptionnel de 50 millions d’euros spécialement affecté à l’achat des manuels du primaire, ajoutant qu’il devait être renouvelé jusqu’à couvrir la charge totale estimée à 240 millions d’euros. En relecture du budget, les députés qui ont le dernier mot ont suivi l’avis du gouvernement et supprimé cette disposition.

Le rythme des achats du primaire restera donc relativement insensible à l’actualité des programmes. "Ils seront étalés sur plusieurs années, il en a toujours été ainsi", constate Stéphanie Saïsse-Fallek. Les éditeurs s’en accommodent, ce manque de réactivité évitant finalement les ventes en montagnes russes du secondaire. D’autre part, l’usage des cahiers supports d’écriture et des fichiers d’exercices, à racheter chaque année, renforce la stabilité de ce segment.

D’où la mobilisation des éditeurs qui y tiennent des positions solides. Hatier publie 14 nouveautés, Hachette Education en est à 19, contre 8 à 12 habituellement ; Avec dse manuels et cahiers ou fichiers, Magnard en lance 27. Belin, dont ce n’est pas la zone de force, s’en tient à 5. La Sedrap, dernier indépendant du secteur, démarre progressivement à 2 dans les matières essentielles, en maths et français, et pour les débuts de cycle, gros enjeux de cette réforme pour tous les éditeurs.

Au lycée général, la programmation est bien plus restreinte et termine le cycle de rééditions engagées les années précédentes, avec des manuels de terminale ou de première. "Les volumes d’achat sont de toute façon très faibles, représentant moins de 10 % des effectifs", indique Sylvie Marcé. Dans l’enseignement technique et professionnel, où il n’y a pas non plus de renouvellement de programme, les éditeurs refondent quelques manuels dans les disciplines générales (maths, français) qui concernent toutes les filières et donc un marché potentiel important (environ 160 000 élèves par niveau) ou dans quelques spécialités communes à plusieurs sections, comme l’économie-droit.

Un réel effort d’investissement dans le numérique

 

Les 3,2 millions de collégiens devraient tous avoir une tablette d’ici à trois ans. Un gros budget est aussi prévu pour l’achat de contenus. Mais les départements rechignent à cofinancer la dépense. Les éditeurs proposent désormais de vrais services de gestion numérique des classes.

 

Photo OLIVIER DION

L’exceptionnel renouvellement total des programmes à la rentrée 2016 s’accompagne de la mise en œuvre du plan numérique pour les collèges, annoncé depuis 2014, et d’une ambition tout aussi extraordinaire : en trois ans, le gouvernement veut équiper tous les collégiens d’une tablette, soit 3,2 millions de terminaux à fournir. Et, pour la première fois, un budget de 30 euros par élève et enseignant est réservé aux commandes de contenus, soit une dépense de près d’une centaine de millions d’euros. Jusqu’à maintenant, l’essentiel des investissements publics dans le numérique éducatif était accaparé par le matériel. Si ce programme s’installait dans la durée, l’économie de la production numérique éditoriale éducative s’en trouverait vraiment établie, avec un revenu récurrent.

"Comme nous l’avons fait avec le prêt numérique en bibliothèque, nous devons arriver à un accord avec les éditeurs, car une division ferait le jeu d’acteurs comme Amazon." Matthieu de Montchalin, SLF- Photo OLIVIER DION

L’Education nationale a également lancé un appel d’offres pour la fourniture d’une "banque de ressources numériques pour les cycles 3 et 4" [classes de CM1 à 3e]. Le ministère veut "offrir en français, histoire, maths, sciences, et anglais, allemand, espagnol, des contenus et des services numériques complémentaires des manuels scolaires", pour permettre "aux enseignants de développer les usages du numérique avec leurs élèves". Le budget total est de 18 millions d’euros étalés sur trois ans, et divisé en 14 lots allant de 0,4 million d’euros à 2,4 millions d’euros, pour permettre à des entreprises de tailles différentes de concourir. Tous les éditeurs se sont mis sur les rangs. Les résultats n’étaient pas encore annoncés lors du bouclage de ce dossier.

Doutes

Avec le plan de formation des enseignants, estimé à 24 millions d’euros, cet appel d’offres est la seule partie de ce vaste plan inscrit au budget de l’Education nationale. Pour le reste, l’Etat puise dans le programme des investissements d’avenir (PIA), supporté par la Caisse des dépôts qui avance 99 millions d’euros la première année, et invite les départements (chargés de l’entretien des collèges) à financer la moitié des 380 euros de dépense en matériel fixée par élève et par enseignant. Les élus locaux ne manifestent pas un enthousiasme unanime. L’Assemblée des départements de France (ADF) "n’a donné aucune approbation, aucun aval au plan numérique ; l’initiative a été estimée coûteuse voire incohérente, et l’ADF juge qu’il convenait d’être réservé vis-à-vis d’elle", indique son service de communication, en se référant à une note présentée aux directeurs généraux des services.

Très sensible à l’opinion des élus locaux, le Sénat a relayé ces doutes en rappelant les conclusions du dernier rapport du Programme international pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) conduit par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui se montre réservée sur les effets du numérique à l’école. Le rapport des sénateurs cite aussi l’étude de l’inspection générale des services de l’Education nationale sur la généralisation des tablettes en Corrèze, le département que présidait François Hollande avant d’arriver à l’Elysée : "Les ordinateurs sont rarement utilisables [dans la classe] par tous les élèves (en moyenne 1/3 des ordinateurs est manquant : panne ou oubli)", alors que "les élèves comme leurs parents déclarent que l’usage des matériels au domicile est d’ordre presque uniquement ludique". Fin février, le nombre de collèges et de départements ayant répondu à l’appel à projets n’atteignait pas la moitié des 40 % d’établissements participants que le ministère attend pour cette rentrée. Le délai de clôture a été prolongé d’un mois, et le nouveau décompte n’était pas communiqué début avril.

Les éditeurs scolaires ont quant à eux poursuivi leurs investissements. Après Editis, qui a mis en place l’an dernier ViaScola, sa plateforme de services éducatifs, Hachette a lancé la sienne baptisée EducAdhoc, développée depuis trois ans en interne par le service informatique de Larousse, filiale du groupe. "Elle rassemble toutes les ressources éducatives du groupe, donnant accès aux manuels comme aux banques d’exercices interactifs. Elle permet aux enseignants de personnaliser leurs cours, créer ou sélectionner des exercices, les affecter aux élèves des contenus, activités ou devoirs, et visualiser leurs résultats", explique Carole Percet-Guibourg, directrice du développement numérique éducatif du groupe. Tout est accessible sur tous les supports numériques, et les enseignants peuvent suivre tout ce que font les élèves. Hachette a également signé un partenariat avec la société américaine Knewton, spécialisée dans les parcours d’apprentissage personnalisé et dont les éditeurs ont commencé à utiliser les services. Le groupe avait aussi discrètement racheté en 2014 Kwyk, une start-up spécialisée dans la production pour la classe d’exercices de mathématiques, qui procure aux enseignants un réel gain de temps dans le suivi de leurs élèves, insiste Nicolas Patry, son cofondateur et responsable.

Avec ses manuels, Belin propose ses "cahiers connectés", une banque d’exercices interactifs que les enseignants affectent à leurs élèves, dont ils peuvent superviser le travail à distance. "Nous simplifions la vie des enseignants en leur proposant des outils qui leur permettent d’aller plus vite dans la gestion de ces tâches, pour consacrer plus de temps à leurs élèves", explique Sylvie Marcé, directrice générale. L’éditeur s’appuie maintenant sur la technologie de Gutenberg, une start-up spécialisée dans la production et la gestion de services éducatifs, dans laquelle Scor, actionnaire de Belin, a pris une participation.

La demande explose

Sésamath, Lelivrescolaire.fr, Le Web pédagogique, arrivés dans la production de manuels par le numérique, proposent également une palette de services interactifs aux enseignants et à leurs élèves. Les débuts balbutiants du numérique scolaire qui se limitait à des versions PDF des manuels sont bien dépassés. Certains éditeurs proposent même une première année gratuite de leurs manuels numériques, maintenant en ePub 3. "La plus-value, ce sont les outils mis à la disposition des utilisateurs", analyse Anthony Dassonville, cofondateur de Tabuléo, une librairie numérique spécialisée dans le marché scolaire. "Un métier à mi-chemin entre l’informaticien et le documentaliste", explique-t-il, qui suppose de connaître la production éditoriale et d’assurer la maintenance de parcs de plusieurs dizaines ou centaines de tablettes, comme pour une entreprise. "La demande explose, et nous embauchons." EMLS, libraire spécialisé dans les marchés publics du scolaire, a recruté aussi un technico-commercial pour répondre à cette demande nouvelle. En plus de la licence qu’ils versent pour les manuels, de l’ordre de 4 à 5 euros par an, les établissements rémunèrent aussi cette prestation de service. "La remise sur les manuels numériques est bien en dessous de 10 % et ne suffit pas à couvrir nos frais", regrette Anthony Dassonville.

Matthieu de Montchalin, président du Syndicat de la librairie française (SLF), s’inquiète de la place des libraires dans la diffusion numérique de l’édition scolaire. "Tout est à construire : vend-on un manuel, un service, une licence ? Comment traite-t-on les manuels bimédias qui se développent, et sur lesquels les éditeurs rabaissent leur remise à 26 % au lieu des 31,5 % du scolaire ? Comme nous l’avons fait avec le prêt numérique en bibliothèque, nous devons arriver à un accord avec les éditeurs, car une division ferait le jeu d’acteurs comme Amazon", prévient-il.

Le site de vente sur Internet a signé un contrat avec Canopé, le réseau de ressources pédagogiques, qui formera les enseignants qui le souhaitent à l’autoédition de contenus sur la tablette Kindle Fire, et son système propriétaire. Dans les équipements collectifs, c’est pourtant l’iPad d’Apple ou des tablettes Android qui sont utilisés, selon Anthony Dassonville. Mais le numérique facilite l’autoproduction en littérature comme dans le milieu éducatif, où il a toujours été pratiqué. Sésamath prépare un outil numérique libre d’accès pour les enseignants. EducAdhoc propose aussi ce service, que Belin avait inauguré avec le Lib’. Pour le moment, c’est pourtant encore le livre imprimé qui gagne : "L’enjeu essentiel cette année est de réussir sa campagne avec les manuels papier", rappelle Sylvie Marcé.


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