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Espagne : Olé bulles !

Arrugas de Pablo Roca, roman graphique sur la maladie d'Alzheimer, publié d'abord en France par Delcourt sous le titre Rides avant d'être repris par Astiberri (librairie Joker, Bilbao). L'adaptation du titre en dessin animé vient de recevoir deux goyas, les césars espagnols. - Photo MYLÈNE MOULIN

Espagne : Olé bulles !

Mis à terre après la crise profonde des années 1990, le marché de la bande dessinée s'est relevé jusqu'à devenir l'un des segments les plus dynamiques de l'édition en Espagne. Célébré lors de la dernière édition du Festival d'Angoulême, le neuvième art espagnol continue sa conquête du lectorat au pays de Cervantès.

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Par Mylène Moulin,
avec Créé le 09.02.2015 à 18h35

L'histoire avait pourtant bien commencé. Des revues spécialisées par dizaines, des éditeurs exigeants et ouverts sur l'extérieur, un vivier d'auteurs prometteurs. Et puis il y a eu Franco. Trente-six années de dictature militaire ont mis un coup d'arrêt au développement de l'édition de bande dessinée. A la mort du Caudillo, le couvercle saute. "D'un coup, ça a été une orgie de liberté, nous avons eu accès à tout ce qui se publiait en Europe", explique Fernando Tarancón, fondateur des éditions Astiberri et spécialiste du genre. En l'espace de deux ans, les lecteurs espagnols découvrent l'oeuvre de Moebius et les grandes séries comme Blueberry ou Corto Maltese. Les éditeurs se mettent à traduire en masse, "vite, beaucoup et souvent mal". Le boom se termine en drame : à la fin des années 1990, le secteur vit l'une de ses plus grandes crises éditoriales. Trop de traductions, des librairies engorgées par les "comics" américains, des éditeurs prolifiques mais sans véritable ligne de conduite, des ventes qui s'effondrent. La bulle éclate.

"La Fnac a permis à la BD de sortir du cercle des aficionados et d'inciter d'autres librairies généralistes ou les grandes chaînes comme Casa del libro à se lancer." FERNANDO TARANCÓN, ÉDITIONS ASTIBERRI ET LIBRAIRIE JOKER, BILBAO- Photo MYLÈNE MOULIN

Des ventes en hausse

Dix ans plus tard, assaini et assagi, le marché de la bande dessinée respire à nouveau et grignote, encore modestement, des parts de marché. Toujours considérée comme une sous-culture destinée aux "frikis" (les fans) ou aux enfants, la bande dessinée vit pourtant un de ses meilleurs moments. Le festival d'Angoulême l'a bien compris en faisant de l'Espagne son invité d'honneur de sa dernière édition. Même si elle reste peu représentée (sur 80 000 titres édités en 2010, 1 766 sont des bandes dessinées), elle est l'un des segments les plus dynamiques de l'édition espagnole. Avec 85 millions d'euros de chiffre d'affaires, il a même été le seul dont les ventes ont augmenté en 2010 (+ 7,5 % par rapport à 2009), et le nombre d'exemplaires écoulés a augmenté de 150 % au cours des trois dernières années ! (1)

Librairie Continuara, Barcelone.- Photo MYLÈNE MOULIN

L'arrivée du roman graphique, avec le succès de Blankets de l'Américain Craig Thomson, publié par Astiberri, a donné une nouvelle impulsion au marché des "tebeos" à partir de 2004. Les éditeurs indépendants s'emparent du format et les succès s'enchaînent : Maria et moi de Miguel Gallardo, L'art de voler d'Antonio Altarriba, Felipe Almendros, Cristina Duran, Santiago Garcia... Le roman graphique devient en peu de temps la marque d'une envie d'éditer "différemment" pour des maisons comme Sins entido ou Diabolo, qui veulent se distinguer des poids lourds de la BD comme Norma ou Glénat Espagne.

La maison d'édition la plus représentative de cette nouvelle façon de faire de la BD est sans doute Astiberri. Née en 2001, elle a établi un catalogue de titres "à haut contenu littéraire et visuel" et publie aujourd'hui une quarantaine de nouveautés par an. Créée par une équipe de copains fous de BD (dont deux francophones), elle a fait son nid en publiant des traductions de Frederik Peeters, Edmond Baudoin, Jason Lutes, Lewis Trondheim ou Guy Delisle, trouvant un écho favorable dans la presse et auprès des lecteurs.

Inspirée d'éditeurs français

Une fois la machine lancée, Astiberri s'est évertuée à maintenir une ligne éditoriale "inspirée du travail d'éditeurs français comme L'Association" et a révolutionné le marché de la BD en Espagne en éditant "bien et beau : couverture cartonnée et traduction soignée". Elle a également ouvert son catalogue aux auteurs nationaux et travaille à la diffusion de la création espagnole hors les frontières : un de ses best-sellers, Dublines, a été traduit partout en Europe.

Les principales chaînes de librairies et les grandes surfaces culturelles se sont récemment emparées du phénomène : la Fnac a été la première en Espagne à consacrer un espace à la bande dessinée, doté d'une signalétique propre, jouant un rôle capital dans la diffusion du genre à grande échelle. "La Fnac lui a permis de sortir du cercle des aficionados et d'inciter d'autres librairies généralistes ou les grandes chaînes comme Casa del libro à s'y intéresser davantage", explique Fernando Tarancón, également fondateur de Joker, la principale librairie BD de Bilbao. Sans toutefois trop empiéter sur le terrain de la librairie indépendante qui reste le principal canal de distribution (derrière les kiosques à livres et à journaux) et concentre près de 19 % des ventes. "Les chaînes ne nous font pas peur et ne nous enlèvent pas nos clients. La plupart d'entre eux avouent y faire un tour pour se tenir au courant, feuilleter un livre, noter des titres, puis ils reviennent ici pour commander", affirme-t-on à la librairie El Almacen secreto à Bilbao.

Librairies actives

L'essor des ventes a amené les librairies spécialisées de taille moyenne à miser sur la diversification et le conseil pour satisfaire un lectorat grandissant, notamment en cassant l'organisation des rayons classés par éditeurs, et en mettant en place des îlots par sous-genres ou par thèmes. Universal ou Continuara à Barcelone et Joker à Bilbao ont été à l'origine du changement. Cette dernière, installée il y a dix-sept ans dans un minuscule local d'un quartier ouvrier de Bilbao, occupe aujourd'hui une surface de 120 m2 au coeur de la ville et est devenue un lieu central de rencontres entre auteurs et lecteurs. Une dizaine de rendez-vous sont organisés chaque année autour d'une oeuvre ou d'un mouvement de bande dessinée, et derrière la caisse s'affichent les sélections BD du mois, signées par chacun des six libraires.

Arrivé à une certaine maturité, le secteur de la bande dessinée vient de faire encore un pas en avant avec la naissance récente d'organisations professionnelles. "Pendant longtemps, nous nous sommes mis à l'écart des autres acteurs du livre. Cette marginalité nous a maintenus loin les uns des autres. Nous vivions comme des fans de BD qui vendaient à leurs amis fans de BD. Point. Nous n'avions pas cette conscience de l'importance de la professionnalisation. Aujourd'hui, nous avons compris qu'il nous faut travailler ensemble pour défendre et accompagner un genre encore à la marge et pourtant en pleine conquête", explique Fernando Tarancón.

De cette réflexion est apparu à la fin de 2011 Zona Cómic, un espace de dialogue entre libraires spécialisés, hébergé par la Confédération espagnole des corporations et des associations de libraires (Cegal). "Avec ce projet nous espérons normaliser le secteur, permettre l'informatisation des librairies de BD, promouvoir le genre auprès des bibliothèques, etc." Le premier chantier de Zona Cómic sera de créer un prix des libraires qui récompensera la meilleure bande dessinée de l'année. Cette démarche a trouvé un écho chez les éditeurs. En décembre dernier, quinze sociétés (dont Norma editorial, Astiberri, Diabolo et Sins entido) ont annoncé la création de la toute première Association des éditeurs de bande dessinée d'Espagne.

(1) Selon l'étude « Comercio Interior del Libro en España 2010 », réalisée par la Fédération des éditeurs espagnols (FGEE).

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