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Europe : le prix fixe, c’est culturel

Une librairie Waterstones à Bradford. Au Royaume-Uni, la dérégulation a fait des ravages dans le réseau de librairies indépendantes. - Photo Sirenuk/CC BY-SA 3.0

Europe : le prix fixe, c’est culturel

La réglementation du marché du livre n’a finalement rien de naturel, y compris en Europe. Les situations sont très diverses parmi les 28 Etats membres.

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Par Hervé Hugueny,
avec Créé le 15.04.2015 à 21h00

Réunis à Oslo les 5 et 6 mars derniers pour une conférence européenne sur le prix fixe du livre, universitaires et professionnels du secteur n’ont pu dégager qu’une certitude : la réglementation de ce marché est d’abord un choix culturel. Cette régulation doit s’inscrire dans une politique plus large, car elle est insuffisante pour exercer une réelle influence si elle n’est pas complétée par d’autres mesures, estime Stephanie Kurschus, auteure d’une thèse publiée en janvier sur les cultures du livre en Europe (Springer, en anglais). "Quand on prend quelques indicateurs simples comme le taux de lecture, le nombre de livres publiés ou le nombre de librairies, on trouve des situations très différentes, avec ou sans loi sur le prix du livre", souligne la jeune chercheuse, qui travaille aujourd’hui pour le Boston Consulting Group à Francfort.

En Grèce et au Portugal, la librairie sinistrée

Au Royaume-Uni, la dérégulation a ravagé le réseau de librairies indépendantes, mais le taux de lecture reste supérieur à celui de la France, de même que le nombre de nouveautés, stimulé par l’anglais devenu langue mondiale. En Suisse, autre pays sans loi malgré la foi qui a porté ce projet pendant deux décennies, le nombre de libraires se maintient. Si elles sont menacées, c’est plutôt par la chute de l’euro et la particularité d’une production très largement importée. En Grèce ou au Portugal, deux pays réglementés, la librairie indépendante est sinistrée, sous l’effet des crises qui ont frappé ces deux pays. Quant aux prix, ils ont paradoxalement plus augmenté au Royaume-Uni qu’en France, selon les données d’Eurostat. "Le niveau de lecture est étroitement lié à l’éducation religieuse", remarque par ailleurs Miha Kovac, professeur spécialiste de l’économie du livre à l’université de Ljubljana et éditeur chargé du numérique chez Mladinska, première maison d’édition slovène. En 2014, la Slovénie a transformé l’accord interprofessionnel en loi, qui prévoit six mois de prix fixe après parution.

Pour que l’effet positif d’une réglementation soit perceptible, il faut qu’elle s’accompagne d’une promotion du livre et de la lecture, d’un bon réseau de bibliothèques, de salons et de foires grand public, de bourses pour les auteurs, de subventions aux éditeurs, de soutien à la librairie, d’une TVA réduite, etc.

Idéal républicain

La France est exemplaire à cet égard. Et elle transcende tout cet appareil d’un idéal républicain : "Un des objectifs de la loi Lang est aussi de garantir l’accès au livre pour tout le monde, au même prix, sur tout le territoire", rappelle Rémi Gimazane, chef du département de l’économie du livre du ministère de la Culture, présent à Oslo. "Dans tous les pays, quel que soit le régime de prix, les clients sont toujours convaincus que les livres sont moins chers dans la grande distribution", constate avec lucidité Françoise Dubruille, directrice de la Fédération européenne des librairies. D’autre part, toutes ces mesures n’ont d’effet que dans un environnement culturel favorable. "Il serait sans doute impossible de relancer une lecture massive de la poésie, même avec une politique très volontaire", note Stephanie Kurschus.

Si le prix unique du livre est une évidence vue de France, ce n’est pas le cas partout : en Europe, continent de la diversité des cultures, 17 Etats membres sur les 28 de l’Union européenne préfèrent la loi du marché à une loi sur le prix. En 2011, le Danemark a abandonné la sienne. En Norvège (qui ne fait pas partie de l’UE), les professionnels du livre ont bien cru avoir trouvé un cadre juridique stable. Comme partout, l’autorité locale de la concurrence jugeait que l’accord interprofessionnel constituait une entorse à la liberté de commercer et entretenait le niveau élevé des prix des livres (alors que tout est cher en Norvège). Le Parlement a donc transformé l’accord en loi en juin 2013. En septembre, des élections ont porté une majorité de centre droit au pouvoir. Elle a refusé de passer le décret d’application de cette loi, mais a laissé l’accord interprofessionnel en vigueur. Il est toujours discuté, d’autant que les quatre groupes d’édition qui dominent le marché, et contrôlent aussi des librairies, sont sous le coup d’une enquête de cette même autorité de la concurrence, lancée l’an dernier : ils auraient refusé de livrer leur production à la grande distribution.

"Quand un pays a abandonné sa réglementation sur le prix du livre, il est impossible de revenir en arrière. La Suisse en est le dernier exemple", prévient Tore Slaatta, professeur de sociologie à l’université d’Oslo, traducteur de Bourdieu en norvégien et spécialiste des industries culturelles. Avec quatre autres chercheurs, il a réalisé en 2012 une étude sur les politiques du livre en Europe, en cours d’actualisation. Après deux décennies de discussions qui suivaient le démantèlement de l’accord interprofessionnel sous les injonctions de l’autorité confédérale de la concurrence, la Suisse avait voté une loi sur le prix du livre. Elle a été balayée l’année suivante par un référendum, financé par Migros, coopérative qui possède la chaîne de grande distribution du même nom.

Les consommateurs sont habitués aux rabais

En Suède, où l’accord interprofessionnel est supprimé depuis plus de quarante ans, un débat furieux a surgi au milieu des années 2000, sous l’effet d’une crise du marché du livre. Il n’en est rien sorti. "La régulation ne changerait rien, c’est le sentiment dominant. Et depuis deux ans, les ventes ont repris en librairie", constate Kjell Bohlund, ancien président de l’association suédoise des éditeurs. Au Royaume-Uni, sans loi depuis tout juste vingt ans, ce n’est même plus une question. "Les consommateurs sont habitués aux rabais, ils ne supporteraient pas que ce soit interdit", déclare Angus Phillips, directeur du centre d’études internationales de l’édition à Oxford, auteur d’Inside book publishing (Routledge), référence sur le sujet en anglais. "Amazon est très utilisé, en dépit de ses pratiques sociales et fiscales. Le nombre des traductions d’autres langues est faible, mais ce n’est pas un effet de l’absence de loi. En revanche, les librairies indépendantes ont presque disparu, c’est très frappant par rapport à la France", constate avec sagacité ce spécialiste de l’économie du livre.

15.04 2015

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