22 janvier > Histoire France > Annette Becker

Péguy, que cite Annette Becker, avait saisi le problème avec l’impensable. Il ne s’agit pas de dire ce que l’on voit, mais surtout de voir ce que l’on voit. C’est-à-dire d’accepter la réalité, même quand elle semble irréelle. On comprend alors pourquoi ces voyants sont si rares. Deux Polonais ont pris la mesure de ce qui se passait dans l’Allemagne hitlérienne dès 1941. Le juriste juif Raphaël Lemkin et le résistant catholique Jan Karski se sont retrouvés dans la même clairvoyance face à une extermination massive.

Le travail de cette historienne (université Paris-Ouest-Nanterre) est stimulant car il s’attache à saisir pourquoi personne, même les personnalités les plus informées comme Churchill ou Roosevelt, malgré les reportages, les photographies, les mises en garde d’Orwell ou de Koestler, n’a voulu croire ce qu’on lui montrait.

L’explication de l’impensable n’est pas suffisante. Annette Becker le montre en faisant référence au génocide des Arméniens en 1915. "Comment pouvons-nous comprendre cette haine qui vient des abysses ?" demandait l’écrivain Franz Werfel. Peut-être justement en plongeant au plus profond de ce sentiment.

Ce "crime sans nom", comme le désignait Churchill, Raphaël Lemkin lui en donne un : génocide. "Pourquoi punit-on un homme quand il tue un autre homme, pourquoi le meurtre d’un million est-il moindre crime que celui d’un seul individu ?" De son côté, Jan Karski explique l’outil d’extermination et rapporte "le spectacle d’un peuple expirant" après s’être rendu dans le ghetto de Varsovie. Pourtant, malgré cela, beaucoup continuent de ne voir que ce qu’ils veulent voir. Or, Lemkin le souligne, dissimuler la connaissance d’un meurtre, c’est tuer la vérité. Les Alliés veulent bien punir ces atrocités, mais après avoir gagné la guerre. Koestler résume le propos. "Un chien écrasé nous bouleverse ; un million de juifs tués en Pologne ne nous cause qu’un petit malaise. Les statistiques ne saignent pas ; c’est le détail qui compte."

Grâce à ces deux hommes, le cauchemar a pris la forme noire et glaçante d’une catastrophe bien réelle. Il fallut du temps, comme pour reconnaître le génocide des Tutsi au Rwanda ou pour évaluer ce qui se passe sous nos yeux en Birmanie avec les Rohingya. Car l’horreur du pendant se poursuit après. Tant qu’on n’a pas compris le pourquoi des massacres, la tuerie reste sans fin. C’est la grande leçon de cet essai. L. L.

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