Manifestation

Francfort au diapason du monde

Détail de l’affiche de la foire 2015. - Photo Olivier Dion

Francfort au diapason du monde

Dans un contexte international troublé, la 67e Foire internationale du livre de Francfort, dont la restructuration des espaces d’exposition a été unanimement saluée, a été marquée par un retour au premier plan des défis géopolitiques.

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Par Marine Durand,
Créé le 23.10.2015 à 02h03 ,
Mis à jour le 23.10.2015 à 10h20

Si le déménagement de la dernière Foire de Londres avait déstabilisé plus d’un éditeur, croisé parfois hagard dans l’une des allées du peu familier Olympia Hall, la restructuration de la Foire du livre de Francfort s’est opérée en douceur, laissant un sentiment de satisfaction générale à la fin de la manifestation tenue du 14 au 18 octobre. Le rapatriement des anglophones du lointain hall 8 au hall 6, souhaité par ces derniers, a emporté l’adhésion des autres exposants internationaux. "On marche beaucoup moins, j’ai pu m’en rendre comptegrâce à mon application podomètre", sourit Laurent Laffont, le directeur général de JC Lattès. Directrice littéraire chez J’ai lu, Sabrina Arab note elle aussi qu’"on court moins car tout est plus près. Du coup, on part parfois en rendez-vous au dernier moment".

Repositionnés au centre de la foire, et donc au cœur des échanges, juste en dessous du vibrionnant Literary Agents & Scouts Centre (hall 6.3), Anglais, Américains, Canadiens, Australiens et consorts apparaissent à la fois plus accessibles aux éditeurs internationaux en quête d’acquisitions et de cessions en langue anglaise, et "moins puissants" hors de leur forteresse du hall 8, de l’avis de Jean-Baptiste Bourrat, secrétaire général de L’Iconoclaste/Les Arènes. Même satisfaction au Bureau international de l’édition française (Bief), qui prenait pour la première fois ses quartiers dans le hall 5.1 sur un vaste stand de 576 m2 - le plus grand stand national - hébergeant 130 éditeurs : "C’est moins confiné, moins bruyant", se félicite son directeur général, Jean-Guy Boin, qui plaide toutefois pour plus de cohérence en 2016, avec "un bassin linguistique ou culturel" réunissant les Français, les hispanophones, les lusophones et les Italiens, pour le moment à l’étage au-dessous.

La foire a accueilli 275 000 visiteurs (dont plus de 140 000 professionnels), un chiffre en hausse de 2 %, un pavillon indonésien moderne et attractif et une toute nouvelle "Gourmet Gallery" générant "des échanges extrêmement vivants" entre les éditeurs de livres culinaires, selon les organisateurs. Cette 67e édition a surtout été l’une des plus politiques depuis plusieurs décennies. Le désistement de l’Iran à seulement quatre jours de l’inauguration, en rétorsion à la présence de Salman Rushdie à la conférence de presse d’ouverture, a réveillé le souvenir des tensions des années 1970 à 1980. "La foire est un miroir de ce qui se passe dans la société et entre les sociétés", analyse Jürgen Boos, le directeur de la manifestation. Même s’il y a un pragmatisme commercial, "nous devons être vigilants car la disposition des stands est toujours un enjeu complexe", ajoute-t-il, évoquant les frictions entre la Russie et l’Ukraine, ou la gestion délicate des rapports entre la Chine et Taïwan. Si un programme d’aide aux structures de pays en crise a permis à 16 éditeurs de bénéficier d’un stand, parmi lesquels le Syrien Marwan Adwan (éditions Mamdouh Adwan), l’Egyptienne Karam Youssef (Al Kotob Khan) ou l’Ukrainien Oleg Rybalka (Fountain of Fairy Tales), d’autres, comme les Syriens Samer El Kadri et Gulnar Hajo, fondateurs de la petite maison jeunesse Bright Fingers Publishing House désormais basée en Turquie, ont choisi de passer leur tour : lors de leur dernier déplacement à la foire d’Abu Dhabi, Gulnar Hajo s’était retrouvée bloquée un mois et demi au Liban.

Des Indiens renvoient leur prix

Sans affecter systématiquement l’organisation de Francfort, la situation géopolitique s’est régulièrement invitée dans les débats. Sur le pavillon indien, le renvoi de leur prix Sahitya Akademi (décerné par l’équivalent indien de l’Académie française, dépendant du ministère de la Culture) par 42 lauréats pour protester contre l’inaction du gouvernement face à la violence qui sévit dans le pays a longuement alimenté les discussions. Et lorsque l’Union internationale des éditeurs a profité de son assemblée générale, le jeudi, pour annoncer à la surprise générale qu’elle acceptait l’adhésion des associations d’éditeurs de Chine et d’Arabie saoudite, les commentaires ont là encore été nombreux et contrastés. De bonne source, ce vote, qui marque un tournant pour la fédération internationale, traditionnellement opposée à l’adhésion d’associations non indépendantes des Etats et non engagées dans leur pays pour la liberté d’expression, a été obtenu par les éditeurs anglo-saxons à une courte majorité. La plupart des Européens s’y sont opposés.

Sujets sensibles

La Foire de Francfort a aussi fait apparaître les transformations affectant l’édition sur notre territoire. Pour la première fois, Madrigall présentait à Francfort un stand mutualisé, avec un accueil commun pour toutes ses filiales. Les différentes interventions françaises qui ont émaillé cette édition, que ce soit celle d’Arnaud Nourry, P-DG d’Hachette Livre, au désormais traditionnel "CEO Talk", ou celle du président du Syndicat national de l’édition, Vincent Montagne, dans son discours annuel sur le stand du Bief, ont été l’occasion d’évoquer des sujets sensibles. Au soir du premier jour de la foire, Vincent Montagne a déploré que "plusieurs attaques simultanées remettent violemment en cause le socle de la création, à savoir le droit d’auteur". Répondant aussi bien à la Commission européenne qu’au projet de loi de la secrétaire d’Etat au numérique, Axelle Lemaire, susceptibles d’affaiblir le droit d’auteur, il a rappelé que la diversité créative ne pouvait être sauvegardée qu’à travers "l’interopérabilité des contenus", c’est-à-dire le fait de rendre utilisables les ebooks sur n’importe quel appareil numérique, à l’opposé du verrouillage imposé par Amazon et Apple. Le président du SNE a également profité de son allocution pour rappeler la nécessité de protéger des réductions budgétaires le Bief, qui tient un rôle central dans les échanges internationaux.

Big books

La 67e Foire de Francfort a cependant pleinement rempli sa fonction de lieu de rencontres et d’échanges favorables au développement des marchés. Moins de "big books" à Francfort, selon la rumeur ? Plusieurs éditeurs français se sont pourtant laissé emporter par l’excitation entourant The girl before, polar très noir dont l’agente Anna Jarota a envoyé les 50 premières pages dans la nuit de mercredi à jeudi, après avoir refusé plusieurs offres de préemption.

Si la plupart des contrats sont conclus avant la foire, les tête-à-tête made in Francfort réservent encore de belles surprises. "L’activité est vraiment bonne alors que je m’attendais à une foire plus éteinte", relève le P-DG du Seuil, Olivier Bétourné. Le livre le plus demandé de son catalogue - cinq contrats sont déjà négociés - est Violence et islam, texte d’entretiens très politiques du poète Adonis, à paraître le 5 novembre.

Le savoir-séduire à la française

Sur toutes les lèvres, à trois semaines de la remise du Goncourt, 2084 de Boualem Sansal, déjà vendu dans 13 langues avant la foire, atteint de son côté les 18 cessions après Francfort, indique Anne-Solange Noble, la directrice des droits de Gallimard. Signe que la France continue à s’exporter dans toute sa diversité, un autre titre, chez Michel Lafon cette fois, a éveillé l’intérêt des éditeurs étangers, avant même d’être écrit. Défini par la responsable des droits de la maison, Roxana Jamet, comme un mélange coquin entre La Parisienne d’Ines de La Fressange (Flammarion) et How to be a Parisian wherever you are (Doubleday) signé par quatre Françaises, L’amour à la parisienne, "un manuel du savoir-séduire à la française", écrit par une avocate et deux journalistes, a été préempté sur la foire par l’éditeur italien Rizzoli. Il a atteint le deuxième tour d’enchères en Allemagne et fait l’objet de multiples demandes de lecture, du Brésil aux Etats-Unis en passant par la Corée. Plutôt de bon augure deux ans avant Francfort 2017, qui verra la France invitée d’honneur. M. D.

Le off de plus en plus in

Photo OLIVIER DION

Symbole de l’évolution des échanges de droits, le tout-puissant agent américain Andrew Wylie (photo 1, à d.), surnommé "le Chacal", signe ses contrats dans le hall de l’hôtel Frankfurter Hof dès le mardi, soit la veille de l’ouverture de la foire.
 

Photo OLIVIER DION

L’équipe de Galaade (photo 2), faute de fauteuils, négocie dans les escaliers (menant au spa) du même hôtel qui accueille des centaines d’éditeurs et d’agents dès le lundi précédant la foire.

Des premiers romans français qui séduisent

Today we live, premier roman d’Emmanuelle Pirotte (Le Cherche Midi), a fait le buzz à Francfort. "Cette histoire incroyable d’une petite fille juive de sept ans confiée en décembre 1944 à deux soldats nazis cachés sous un uniforme américain" bat tous les records avec 60 options et des enchères dans chaque pays, selon l’agente de la maison, Cristina Chiarasini. Celle-ci raconte avoir reçu "des lettres émouvantes d’éditeurs déclarant qu’ils avaient besoin du livre".

Depuis les succès de Romain Puértolas et de Joël Dicker, les premiers romans français font l’objet de toutes les attentions. Au Rouergue, Claire Teeuwissen a reçu une offre d’un éditeur italien pour La maladroite d’Alexandre Seurat. Vendu à Hanser, en Allemagne, et avec une offre pour la langue anglaise, La cache de Christophe Boltanski (Stock), sélectionné pour les prix d’automne, suscite l’intérêt des grands éditeurs européens. Si la force de la fiction importe, la forme littéraire et la construction sont aussi les atouts de la jeune littérature française. C. C.

"Lorsque vous perdez le contrôle des prix, vous êtes condamné"

 

Arnaud Nourry, P-DG d’Hachette Livre, était l’invité du "CEO Talk" organisé par Livres Hebdo avec le Business Club de la Foire de Francfort. Verbatims.

 

Arnaud Nourry : "Je suis en train de devenir schizophrène à propos du prix unique."- Photo OLIVIER DION

Le "CEO Talk", coorganisé à Francfort par les magazines partenaires du "Classement Livres Hebdo de l’édition mondiale" en partenariat avec le Business Club de la foire, recevait cette année Arnaud Nourry après Markus Dohle (Penguin Random House) en 2013 et Brian Murray (HarperCollins) en 2014. Le P-DG d’Hachette Livre a été interrogé pendant une heure devant plus de 150 professionnels par les journalistes de Livres Hebdo, Publishers Weekly (Etats-Unis) The Bookseller (Royaume-Uni), Buchreport (Allemagne), PublishNews (Brésil) et Bookdao (Chine). Résumé en neuf phrases clés.

"Pour une grosse acquisition, il faudrait que je parle avec mon actionnaire, Lagardère, qui a déjà beaucoup investi dans l’édition. Mais nous resterons très actifs pour des acquisitions d’entreprises de taille moyenne. Les gens ne lisent pas plus de livres. Aussi, si nous voulons développer notre activité au profit de nos actionnaires, nous avons besoin de faire des acquisitions."

"Je ne vais pas me positionner sur le marché de l’éducation aux Etats-Unis. C’est un gros secteur, avec seulement trois gros acteurs. En revanche, j’aimerais développer ce marché au Royaume-Uni. En France, nous sommes bons dans la fiction très littéraire, mais nous pourrions nous tourner vers du plus commercial."

"Nous avons appris de l’industrie de la musique, et de la presse, que lorsque vous perdez le contrôle sur le prix des contenus, vous êtes condamné. Je suis pleinement satisfait du contrat d’agence, et je suis heureux qu’il y ait un consensus entre les principaux éditeurs de façon à ce que nous gardions le contrôle."

"On a l’habitude de se concentrer sur Amazon, mais par certains aspects, Google est encore plus agressif, en proposant du contenu gratuitement, alors qu’Amazon est un détaillant."

• "Ma plus grosse préoccupation est le marché unique numérique que souhaite créer la Commission européenne. Il y a des lois en France, au Royaume-Uni, ou dans d’autres pays en faveur de la librairie, de l’éducation. Pourquoi vouloir changer ça ? Je crois qu’en arrière-plan il faut y voir un nouveau round de la guerre entre les grandes sociétés américaines et l’Europe."

• "Je suis en train de devenir schizophrène à propos du prix unique: quand je suis en France, je pense que c’est le meilleur système. Puis je prends l’Eurostar et j’arrive au Royaume-Uni, et je constate que leur système fonctionne aussi."

• "L’autoédition, c’est le contraire de mon travail. Nous, nous recevons des manuscrits et décidons si, oui ou non, nous voulons investir dessus. Parfois, les éditeurs se trompent, comme avec Fifty shades of Grey, mais même E. L. James a voulu avoir une maison d’édition classique. Je ne suis pas en compétition avec l’autoédition et elle ne changera rien à ma façon de travailler."

• "D’ici trois à cinq ans, nous serons présents au Brésil."

• "Nous savions dès le départ qu’il serait difficile de développer un marché dans le monde arabe, mais avec la librairie Antoine, nous avons le bon partenaire dans la région, et nous avons aussi une filiale au Maroc. Plusieurs centaines de millions de personnes parlent cette langue, nous devons continuer à apprendre. C’est un investissement dans la durée." M. D.

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