Françoise Benhamou : "On ne peut pas tout analyser à l’aune des seuls écrans"

Françoise Benhamou - Photo Olivier Dion

Françoise Benhamou : "On ne peut pas tout analyser à l’aune des seuls écrans"

Françoise Benhamou, professeure des universités, est spécialiste de l’économie de la culture (1). Elle a présidé l’Association for Cultural Economics International (ACEI) ; elle enseigne dans plusieurs universités européennes.

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Par Laurent Lemire,
avec Créé le 09.02.2018 à 01h00

Françoise Benhamou - Il faut d’abord préciser ce qu’on entend par numérique. Il y a au moins deux acceptions de ce terme. La première concerne les processus industriels avec des innovations comme l’impression à la demande. Cela change forcément les modèles commerciaux. Et puis, il y a les ebooks que l’on peut lire sur divers supports, smartphones, tablettes, etc., qui modifient notre rapport au texte. Cette grande transformation dans la chaîne de production s’accompagne forcément de mutations dans les processus de prescription et de consommation ; l’autoédition dispose de nouveaux moyens de développement. Le numérique affecte ainsi la chaîne de valeurs, donc le modèle économique. Il apporte de surcroît le big data qui ne semble pas pour l’instant trop concerner l’édition, mais cela viendra. Nous sommes pour le moment dans un cycle de cohabitation vertueuse entre le livre papier et l’ebook. Cet équilibre est-il durable ? C’est possible, mais pas sûr.

Le recul des grands lecteurs remonte aux années 1980, c’est-à-dire bien avant l’arrivée du numérique. Il faut donc être prudent sur l’analyse du phénomène. On ne peut pas tout imputer à Internet. De même, la crise de la presse est bien antérieure au numérique, qui l’a en revanche considérablement amplifiée. Le problème de fond, c’est celui du rapport à la culture et à la citoyenneté. Les élites sont moins disposées à consacrer du temps à la culture. Notre rapport au temps a changé. Le temps de travail est devenu poreux, tout comme le temps de loisir. Les frontières entre les deux s’estompent. Du coup, le temps que l’on peut consacrer à la lecture s’amenuise, le travail mordant, en quelque sorte, sur le temps de loisir. On ne peut donc pas tout analyser à l’aune des seuls écrans.

Il n’y a pas un, mais des changements. Ce que nous nommons révolution numérique, ce sont des mouvements qui se combinent. De nouvelles formes de lecture entrent en concurrence, mais l’analyse de ce qui se passe demeure complexe. Désormais, un simple tweet peut vous entraîner vers la lecture d’articles très longs. Ce n’est donc pas que la technique qu’il faut interroger, mais bien nos comportements de lecture, notre mode d’entrée dans l’univers de l’écrit, notre façon de penser. Il est évident que l’écriture est de même affectée par Internet. Nous disposons d’une plus vaste documentation immédiatement accessible. Cela a forcément des effets sur les modes de production, en bien mais aussi en mal lorsqu’il y a risques de plagiats.

Pourtant, malgré ces possibilités énormes, il y a peu d’expérimentations dans le domaine des formes nouvelles. On pourrait, par exemple, envisager d’utiliser ces nouvelles technologies pour faire vivre autrement les essais. Ce n’est pas encore le cas. L’écrit est un univers qui se transforme lentement. Les techniques vont vite, certes, mais leur appropriation requiert du temps.

(1) L’économie de la culture, La Découverte/"Repères", 2017. Voir LH 1146, du 20.10.2017, p. 23.

09.02 2018

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