15 mars > Essai Pays-Bas > Astrid Holleeder

La trahison est toujours violente. Elle suinte à chaque page de ce récit percutant, un peu décousu quelquefois, qui revient sur un fait divers qui a bouleversé les Pays-Bas en 1983 : l’enlèvement du magnat de la bière Freddy Heineken avec son chauffeur Ab Doderer. On connaissait les noms des deux principaux truands qui avaient fait le coup. Ce qu’on ne savait pas, c’est l’histoire en arrière-plan. Astrid Holleeder la raconte sans rien omettre de cette descente aux enfers dans la pègre batave. Willem Holleeder, l’un des organisateurs du rapt, est son frère, et Cor, son beau-frère.

Bienvenue chez les don Corleone du plat pays ! Dans ce feuilleton d’une mort annoncée qui avance dans la chronologie comme une boule de flipper, Astrid reprend tout depuis le début, saute quelques décennies puis rappelle le passé. Elle raconte son enfance dans le centre d’Amsterdam. Le père travaille chez Heineken, au service publicité. Il apprécie tellement le produit qu’il en abuse. Il devient alcoolique et violent. La mère est souvent battue, les quatre enfants aussi. L’ogre devient fou et la cellule familiale explose.

Willem, l’aîné, tourne mal. Il est brutal et reproduit la domination du père en terrorisant la famille. Avec son copain Cor, qui épouse sa sœur Sonja, il monte des mauvais coups. De plus en plus mauvais, puisque Willem finit par le faire assassiner en 2003. Astrid, la cadette, est devenue avocate, ce qui n’a pas été facile compte tenu des antécédents familiaux. Elle a conseillé son frère durant des années, mais l’exécution de son beau-frère est le coup de feu de trop. Avec Sonja, elle enregistre son frère à son insu, elle lui fait parler de ses magouilles, de ses meurtres et fournit les documents à la presse. Evidemment, la justice s’empare de ces nouvelles révélations sur un truand médiatisé, surnommé "le Nez" en raison de son appendice nasal proéminent. Les deux sœurs deviennent les témoins principaux du nouveau procès de ce frérot le fou qui a mis un contrat sur la tête d’Astrid. Cette dernière le sait : "La décision que j’ai prise, la certitude de ne pas vivre longtemps, tout cela m’a changée."

A 52 ans, elle vit de planques en planques et attend. Elle est celle qui a trahi. Elle revendique son rôle, elle assume sa parole. Publié en 2016, Judas a connu un succès fulgurant aux Pays-Bas, avec 500 000 exemplaires vendus et une adaptation en cours par une société de production de Spielberg. Sans connaître tous les rouages du grand banditisme néerlandais, le lecteur français sera saisi par cette chronique glauque. Il éprouvera aussi un certain malaise dans cette immersion où la férocité des sentiments le dispute à l’âpreté aux gains, une partie de la rançon de Freddy Heineken n’ayant pas été retrouvée par la police après sa libération, et dans cette variante du baiser de Judas. "Nous savons, comme tu le sais toi aussi, que nous devrons payer ce témoignage de notre vie. La seule raison pour laquelle tu es toujours en vie, c’est que tu veux nous prendre la nôtre. Mais malgré cette certitude, Wim, je t’aime toujours." Laurent Lemire

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