Portrait

Hôtel d’Aubusson dans le 6 e à Paris, le 21 août. « Vous êtes mon dernier rendez-vous dans le quartier », se rend compte Gilles Haéri en s’installant nerveusement à la terrasse intérieure, où il a ses habitudes. A compter du 3 septembre, c’est dans le quartier du Montparnasse que l’ex-PDG de Flammarion devra dénicher de bonnes adresses. Après dix-sept années passées dans la maison aujourd’hui du groupe Madrigall, il prend la tête d’Albin Michel dont il sera d’abord directeur général avant de succéder, au 1er janvier 2019, à son actuel P-DG, Francis Esménard. L’annonce de son départ, lors d’une assemblée générale extraordinaire début juillet, semble avoir chagriné autant que surpris nombre des salariés de Flammarion.

Alors que les noms de certains candidats avaient fuité, le choix s’est porté sur ce quadragénaire, à l’allure encore juvénile, réputé tout en même temps, brillant, loyal, prudent, rationnel, distant, empathique et surtout discret. Un cauchemar pour un portraitiste mais des traits de caractère qui expliquent certainement la confiance que lui accorde le P-DG d’Albin Michel.

« J’étais heureux chez Flammarion, absolument pas lassé et j’aurais pu y rester encore longtemps mais ma discussion avec Francis Esménard m’a donné envie d’une autre aventure », raconte Gilles Haéri. Séduit par la « vision d’éditeur indépendant, généraliste et traditionnel » de ce dernier, il voit en lui la « parfaite synthèse de l’éditeur et du chef d’entreprise » à laquelle il aspire. « J’aime cette impression de faire plusieurs métiers dans la même journée : parler stratégie d’entreprise le matin, déjeuner avec un auteur le midi, m’occuper des couvertures de livres l’après-midi et lire un manuscrit le soir. »

Défis

Le terrain peut paraître miné et il n’est pas aisé de prendre les rênes d’une maison à la gestion complexe – mêlant directoire familial et garde rapprochée –, incarnée depuis près de quarante ans par l’emblématique binôme Francis Esménard-Richard Ducousset. « Ça ne me fait pas peur mais j’ai conscience qu’il s’agit d’un vrai défi », rétorque-t-il. Des défis, Gilles Haéri en a déjà relevé durant sa carrière. Lui qui, chez Flammarion, a su gérer plusieurs situations délicates, depuis les rachats par RCS Mediagroup, puis par Antoine Gallimard jusqu’à la succession à une figure forte du milieu, Teresa Cremisi.

C’est peut-être parce que rien ne le prédestinait au monde de l’édition qu’il s’y est si bien intégré, développant très jeune l’art d’être là où ne l’attend pas. Après une enfance lyonnaise, dont il a gardé un appétit pour le ski, son goût des sciences et une certaine « prédestination familiale » – son père était ingénieur – le poussent, « sans vocation aucune », à l’école Centrale où il intègre la promotion 1994. Dans la foulée, il décroche un master à HEC. « Ces études m’ont permis de découvrir ce que je ne voulais pas faire. »

Chiffres et lettres

Ce littéraire contrarié finit par assumer son goût des lettres et profite de son service militaire pour passer l’agrégation de philosophie. Tenté un moment par l’enseignement supérieur, il découvre le monde de l’édition et y trouve « une façon miraculeuse de réconcilier les chiffres et les lettres ». Alors qu’il intègre une pépinière de jeunes talents au pôle universitaire de CEP communication (Vivendi), le jeune homme tombe dans l’annuaire des anciens de son école sur « le seul centralien égaré dans le monde de l’édition », Jean Lissarrague. Celui qui était alors P-DG de Bordas l’aide à intégrer, en 1997, le pôle universitaire d’Editis où il sera assistant éditorial puis éditeur. « C’est une excellente école car le rôle de l’éditeur y est souvent plus net que dans l’édition de littérature générale, on intervient beaucoup et à plusieurs niveaux. »

Cinq ans après, Charles-­Henri Flammarion, alors P-DG de la maison du même nom, l’appelle à ses ­côtés. Comment un jeune éditeur de 29 ans, inconnu du milieu, se retrouve-t-il propulsé à la direction générale d’une prestigieuse maison ? « Une chasseuse de têtes m’a présenté à Charles-Henri et il a eu l’inconscience de me faire confiance, ce dont je ne lui serais jamais assez reconnaissant », avance Gilles Haéri. « Avec du recul, il y a une part de chance, c’était un pari pour lui et un défi pour moi », ajoute-t-il. Olivier Randon, actuel DG d’Actes Sud, qui était à l’époque directeur des ressources humaines de Flammarion, se souvient très bien de leur première rencontre durant le processus de recrutement : « Il était en effet très jeune, mais en même temps doté d’un profil solide couvrant un large champ de compétences : c’était l’homme de la situation. » Dans le communiqué officiel qui annonce son arrivée, l’âge du nouveau DG est tout de même arrondi à 30 ans. « Cela faisait plus sérieux », s’amuse Gilles Haéri.

Heureux binôme

En 2003, deux ans après son arrivée, Charles-Henri Flammarion, l’un de ses mentors, est écarté de la présidence du groupe par ses actionnaires, au terme de la cession à RCS Mediagroup. « La transition n’a pas été évidente avant l’arrivée de Teresa Cremisi en 2005 », reconnaît-il. Avec celle qu’il décrit comme « l’archétype de l’éditrice douée d’une intuition inégalable », ils forment pendant dix ans un binôme qu’ils qualifient tous deux d’heureux et de complémentaire, gérant ensemble la transition de la maison après le rachat par Madrigall en 2012. « Sa très grande rationalité me permettait des audaces parce que je savais que derrière, il veillait à un équilibre économique : il ne s’est jamais retenu de me dire que j’étais trop passionnelle ou fonceuse, c’était rassurant », confie Teresa Cremisi qui, même en cherchant bien, ne lui trouve aucun défaut. A son contact et tandis que son portefeuille de responsabilités s’accroît avec la direction des filiales J’ai lu et Autrement, le pragmatique éditeur apprend à contrarier sa nature « un peu trop rationnelle ». « Elle m’a appris qu’on a beau tout faire bien, cela ne garantit pas le succès : on doit parfois prendre des risques, assumer son désir même s’il est subjectif. »

En matière de risque et de pari, Gilles Haéri en connaît un rayon, lui qui visite toujours les casinos des villes où il séjourne. « Sans être Philippe Bouvard, je suis un adepte du Black Jack, il faut être un peu joueur pour faire de l’édition. »D’où l’importance, selon lui, d’encourager sans cesse les éditeurs comme les auteurs, afin de leur donner la confiance nécessaire pour mener à bien leurs paris. Devenu P-DG en 2015, il travaille en collaboration avec Antoine Gallimard et s’emploie à déléguer, tout en veillant à l’animation collective, soucieux de « créer de l’harmonie entre ses équipes », auprès desquelles il est réputé pour ses discours de pots de départ et son humour pince-sans-rire. Editeur notamment d’Alain Badiou et de Michel Onfray – dont il est proche –, il a le cœur serré de ne plus être là pour le lancement du prochain Michel Houellebecq. 

Pas de recette

A quelques jours de sa rentrée, Gilles Haéri serait bien incapable de dire quelles seront ses premières décisions chez Albin Michel. « Pour l’heure, je vais fonctionner en tandem avec Francis Esménard afin de comprendre le fonctionnement et la singularité de la maison. » Partant du principe que chaque groupe a « quelque chose d’organique », il lui semble absurde d’y plaquer une recette prédéfinie. « Ma première mission va être de faire en sorte que cette maison continue à se porter aussi bien qu’aujourd’hui », explique prudemment le futur P-DG. En attendant, il a dérogé à une règle qu’il respecte depuis plusieurs années, ne jamais lire de nouveautés de sa maison durant l’été, et a dévoré en guise de devoirs de vacances une partie de la rentrée littéraire d’Albin Michel.

EN DATES

1972 :

Naissance

 

1996 :

Service militaire et agrégation de philosophie

 

1997 :

Arrivée chez Dunod

 

2001 :

Directeur général de Flammarion

 

2015 :

P-DG de Flammarion

 

3 septembre 2018 :

Directeur général d’Albin Michel

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