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Hachette/Amazon : le bras de fer qui secoue l’édition mondiale

L’ombre de Jeff Bezos, P-DG d’Amazon.com, pendant une conférence de presse. - Photo Olivier Dion

Hachette/Amazon : le bras de fer qui secoue l’édition mondiale

Largement médiatisé à l’occasion de BookExpo America, le conflit contractuel opposant Hachette Book Group USA au géant du commerce en ligne ouvre aux Etats-Unis un débat inédit sur les conditions de développement de l’écosystème du livre, qui se propage sur toute la planète.

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Par Fabrice Piault,
Hervé Hugueny,
Créé le 06.06.2014 à 02h35 ,
Mis à jour le 06.06.2014 à 11h38

Au terme de quatre jours de foire, du 28 au 31 mai à New York, le P-DG d’Abrams, Michael Jacobs, dresse un constat sans appel : "Le timing ne pouvait pas être pire pour Amazon. BookExpo America a fait basculer tout le secteur et les libraires du côté d’Hachette." Les quelque 20 000 professionnels présents à la grande manifestation annuelle (1) ont discuté comme à l’ordinaire programmes d’automne et conditions commerciales. Mais les déclarations fracassantes d’auteurs et de l’American Booksellers Association, l’association des libraires américains (ABA), ont vite déporté les discussions vers le conflit contractuel qui oppose le géant de la vente en ligne et la branche américaine d’Hachette Livre, cinquième éditeur du pays.

Le stand Hachette Book Group à BookExpo America 2014.- Photo FABRICE PIAULT/LH

Figure du catalogue Hachette, l’auteur de best-sellers James Patterson s’inquiète de ce que "Amazon veut contrôler la vente de livres, l’achat de livres et même l’édition de livres, et c’est une tragédie nationale. Si Amazon n’est pas un monopole, il en est le début. Et s’il s’agit là de la nouvelle Amérique, elle doit être changée, au besoin par la loi", estime l’écrivain, chouchou des libraires indépendants auxquels il distribue cette année 1 million de dollars d’aides. L’essayiste Walter Isaacson (Les innovateurs, chez Simon & Schuster) juge que "Amazon a fait beaucoup de bonnes innovations […], mais quand on serre la vis aux auteurs, aux éditeurs et aux lecteurs, et qu’on essaie de faire ce qu’il est en train de faire, alors il y a un problème". Pour John Green, coqueluche du public ado-adulte avec The fault in our stars, publié au sein du groupe Penguin Random House (Nos étoiles contraires, Nathan), "ce qui est finalement en jeu, c’est de savoir si Amazon va pouvoir librement et en permanence tyranniser les éditeurs, jusqu’à leur éventuelle disparition". Et le directeur général de l’ABA, Oren Teicher, considère que "l’industrie du livre est prise en otage par une entreprise bien plus intéressée par la vente d’écrans plats, de couches pour bébés et de produits d’épicerie".

"L’industrie du livre est prise en otage par une entreprise bien plus intéressée par la vente d’écrans plats, de couches pour bébés et de produits d’épicerie." Oren Teicher, American Booksellers Association- Photo DR

Sur quoi porte le différend ?

Paradoxalement, on ne sait rien officiellement de l’origine du différend qui court depuis plusieurs mois, alors que se terminent les deux ans de gel des contrats imposé aux grands éditeurs par le Department of Justice (DoJ). Hachette et Amazon se sont contentés de communiqués laconiques. Amazon, champion de l’opacité, préserve ainsi ses marges de négociation avec Hachette comme avec les autres groupes dont le tour viendra inévitablement. Hachette, tétanisé comme ses confrères par le souvenir de la procédure pour entente qui leur a coûté à chacun, il y a deux ans, plusieurs dizaines de millions de dollars, veut à tout prix éviter une nouvelle offensive judiciaire. Le P-DG d’Hachette USA, Michael Pietsch, était invisible sur son stand de BookExpo America. La maison mère française n’est pas plus loquace. Les autres groupes du "Big Five", les cinq principaux éditeurs américains, sont aussi muets sur le sujet.

L’enjeu du conflit ne fait pourtant pas de doute. "Amazon, qui subit une énorme pression de Wall Street pour améliorer ses marges, essaie d’obtenir d’Hachette de meilleures conditions sur les livres numériques d’Hachette", explique le New York Times (23 mai). Tous les observateurs du secteur sont convaincus qu’Hachette entend pour sa part réintroduire dans son contrat une forme de contrat de mandat (agency model) pour, comme il l’avait fait avec succès en 2010, empêcher Amazon de casser les prix des livres numériques.

Pourquoi l’affaire a pris de l’ampleur ?

L’affaire a quitté la sphère habituelle des négociations bilatérales pour être portée sur la place publique en raison de l’ampleur des mesures de rétorsion prises par Amazon contre Hachette. "Amazon la joue hard boiled, remarque Michael Jacobs. C’est dans son style de monter très vite aux extrêmes." Amplifiant une démarche testée trois ans plus tôt contre Macmillan, Amazon a allongé de plusieurs semaines les délais de livraison des titres d’Hachette, puis incité ses clients à acheter chez d’autres éditeurs avant de bloquer toute possibilité de précommande des titres à paraître du groupe. Ces mesures brouillent l’image d’un distributeur supposé dédié aux consommateurs. Sur son site le 27 mai, le cybermarchand leur conseille même curieusement de se fournir chez d’autres. "Il a ignoré la première loi qui s’impose aux Gate Keepers [gardiens du temple, leaders du secteur, NDLR], à savoir que le pouvoir donne aussi la responsabilité de protéger ce qui le fonde, en l’occurrence les livres, les lecteurs, les auteurs, les éditeurs… On n’élimine jamais ainsi les livres qu’on n’apprécie pas. Même Barnes & Noble ne l’a pas fait quand il contrôlait le marché", remarque le P-DG de Seven Stories, Dan Simon.

Cette stratégie maladroite d’Amazon réveille non seulement les rancœurs de tous les éditeurs qui ont dû à un moment ou à un autre passer sous ses fourches caudines, mais aussi tous ceux qui s’inquiètent de la tendance monopolistique d’Amazon. Un éditeur rappelle que les "détaillants, éditeurs, vendeurs, distributeurs du monde physique" sont la première cible d’Amazon, "répétée depuis douze ans dans son rapport annuel". Dès le mois de février, The New Yorker publiait une grande enquête sur le thème "Amazon est bon pour les clients. Mais est-il bon pour les livres ?". Et tandis que la controverse envahit la presse, du Wall Street Journal à USA Today et aux journaux locaux, le New York Times est carrément entré en campagne, enchaînant plusieurs fois par semaine articles et prises de position : "Amazon intensifie sa bataille contre Hachette" (23 mai), "Les stratégies d’intimidation d’Amazon" (30 mai), ou encore "Comment les éditeurs peuvent battre Amazon" (30 mai).

"Beaucoup d’éditeurs observent ce qui se passe pour Hachette car cela va être un test pour les relations de tous les fournisseurs avec Amazon." David Steinberger, Perseus- Photo F. PIAULT/LH

Comment réagissent les professionnels et le public aux Etats-Unis ?

Avant même Patterson, Isaacson ou Green, l’association des auteurs (Authors Guild) et celle des agents (AAR) ont fermement pris position contre les pressions d’Amazon. "Aux Etats-Unis, les droits d’auteur sont basés sur les ventes nettes, rappelle le P-DG de Perseus, David Steinberger. Quand Amazon achète moins cher aux éditeurs, les auteurs aussi gagnent moins." Remontée contre Amazon, dont elle estime que le contournement des taxes dans les Etats américains lui donne un avantage concurrentiel de l’ordre de 10 % sur les libraires indépendants, l’ABA souligne que ses membres "sont déterminés à 100 % à vendre équitablement les livres de tous les éditeurs". Parmi ces derniers, "beaucoup observent ce qui se passe pour Hachette car cela va être un test pour les relations de tous les fournisseurs avec Amazon", indique David Steinberger.

Alors que le conflit est massivement relayé sur les réseaux sociaux, Amazon peine à créer autour de lui un mouvement de sympathie. "Les gens réalisent que sa stratégie n’est pas si customer friendly qu’il le dit", estime le P-DG d’Abrams, Michael Jacobs, qui rappelle qu’"aux Etats-Unis, on est très sensible à la censure. Il est inimaginable de ne pas pouvoir commander les livres de J. K. Rowling ou Michael Connelly." Même la proposition d’Amazon de créer une caisse de compensation pour les auteurs d’Hachette, dont il financerait la moitié si Hachette fait de même, est tombée à plat, Hachette se disant "heureux" de discuter cette proposition du cybermarchand… lorsqu’un accord sera trouvé. Pour le P-DG de Chronicle, Jack Jensen, en tout cas, "il est très positif que ce conflit entre un éditeur et Amazon ait atteint ce niveau de publicité, car tout le monde doit se demander si le livre est un produit comme un autre". "Il faut réfléchir tous ensemble à la société que nous voulons", ajoute le P-DG de Grove/Atlantic, Morgan Entrekin.

Comment le conflit peut-il évoluer ?

Parvenus à un point de blocage, les protagonistes annoncent tous deux un conflit prolongé. Si l’on se réfère aux déclarations prononcées entre la fin 2009 et le début 2010, lorsque tous les grands éditeurs introduisaient l’agency model dans leurs contrats, Hachette ne devrait pas s’empresser de céder à ce qu’il considère comme une menace majeure pour l’équilibre économique de l’édition. D’autant que, ainsi que le résume un grand éditeur sous couvert d’anonymat, "tous les éditeurs espèrent qu’Hachette va résister, car plus Amazon grossit, plus il fait pression. On ne peut pas accepter qu’un livre qui a fait l’objet d’un million de dollars d’investissement publicitaire soit ensuite bradé en version numérique à 1,99 dollar." De même à l’ABA, "j’espère qu’Hachette tiendra ses positions", confie Oren Teicher.

"Amazon devra augmenter ses prix. Il ne pourra pas vendre éternellement des livres à perte." Dan Simon, Seven Stories- Photo F. PIAULT/LH

Si Amazon a l’avantage du rapport de force, le mécontentement de ses actionnaires, qui ne comprennent plus ses mauvais résultats quand le chinois AliBaba, qui s’apprête à s’introduire à Wall Street, réalise des performances infiniment meilleures, pourrait réduire sa marge de manœuvre. Question subsidiaire : le mystère règne sur le calendrier et la manière dont le cybermarchand va négocier avec les autres groupes d’édition, qui devront forcément y passer, probablement dans l’ordre où ils ont signé, il y a deux ans l’accord avec le DoJ : HarperCollins, Simon & Schuster, Penguin et Macmillan. A défaut de réussir à casser les prix remisés de ses fournisseurs, "Amazon devra augmenter ses prix. Il ne pourra pas vendre éternellement des livres à perte", veut croire le P-DG de Seven Stories, Dan Simon, qui appelle de ses vœux "un compromis qui garantisse aussi bien la santé d’Hachette que celle d’Amazon. Ce sera bon pour tout le monde car il va perdre des parts de marché, mais aussi pour lui, qui deviendra profitable."

Que veut l’administration américaine ?

Autre inconnue : l’attitude de l’administration américaine. Le Wall Street Journal a révélé le 3 juin que le DoJ, à l’origine des procédures précédentes, avait écrit à Hachette, Simon & Schuster et HarperCollins pour leur demander s’ils ont eu récemment des discussions sur les prix des livres avec d’autres éditeurs. Purement informative pour l’instant, la démarche inquiète les éditeurs : prélude-t-elle à une nouvelle offensive de l’administration en soutien à Amazon ? Ou facilitera-t-elle au contraire un rééquilibrage au détriment du cybermarchand, par ailleurs attaqué dans tout le pays pour contournement fiscal ? Selon un éditeur, "le DoJ pourrait se soucier un peu plus de ce qui tend à devenir un monopole".

Pourquoi le monde entier est-il concerné ?

Portée par des articles dans toute la presse européenne et mondiale, l’internationalisation du conflit s’explique autant par l’impact qu’auraient, sur toute la chaîne du livre, une fragilisation des grands groupes mondiaux cibles du cybermarchand et une nouvelle pression sur les prix, que par le poids d’Amazon dans de nombreux pays. Elle est aussi facilitée par le fait qu’Amazon poursuit la même stratégie partout, au plan fiscal comme au plan commercial. En Allemagne où il est le troisième éditeur, le groupe suédois Bonnier subit de la part d’Amazon les mêmes mesures d’intimidation qu’Hachette USA.

F. P.

(1) Auxquels s’ajoutaient, samedi 31 mai, 10 000 non-professionnels qui ont pu accéder à une partie de la manifestation, ouverte au grand public sous le nom de BookCon (voir Livreshebdo.fr).

Quelles alternatives à Amazon ?

Comment desserrer l’étau d’un client qui domine le marché du livre, et singulièrement la vente en ligne avec notamment plus de 65 % des ventes de livres numériques ? Face à un Amazon toujours plus hégémonique, les éditeurs américains cherchent les moyens de diversifier leurs sources de revenus.

Parmi les acteurs traditionnels, ils peuvent toujours compter sur les chaînes de librairies Barnes & Noble - la principale - ou Books-A-Million. Ils accompagnent aussi depuis cinq ans la redynamisation des libraires indépendants, dont l’association, l’ABA, qui en regroupe aujourd’hui 1 664 (2 094 implantations), contre 1 567 (1 899 implantations) il y a deux ans, estime la part de marché entre 8 et 9 %.

"La perception de la librairie dans l’édition a complètement changé en cinq ans", se réjouit le directeur général de l’ABA, Oren Teicher, qui apprécie la mise en place de "nouveaux partenariats éditeurs-libraires" et les "améliorations apportées à la distribution". En outre, les éditeurs misent sur un redémarrage de l’activité dans la grande distribution. "Wall Mart, Costco et surtout Target se réinvestissent dans le livre", se félicite notamment la P-DG de Simon & Schuster, Carolyn Reidy.

Surtout, après une bonne année de réflexion, plusieurs éditeurs majeurs ont décidé d’expérimenter les formules de lecture en streaming sur abonnement promues par Oyster ou Scribd sur le modèle de Spotify ou de Deezer pour la musique. "Nous avons signé fin mai", indique Carolyn Reidy, qui précise qu’il s’agit pour l’instant d’"un test, limité aux livres du fonds". Chaque fois qu’un lecteur consulte plus de 10 % d’un livre, l’éditeur est rémunéré au même tarif que s’il s’agissait d’une vente ferme de l’ouvrage. Pour le P-DG du groupe Perseus, David Steinberger, qui vient de signer avec Scribd, après Oyster il y a quelques mois, "le développement de ce modèle d’abonnement contribue à conserver un marché diversifié et concurrentiel".

F. P.

France : la confusion des châtiments

 

La loi "anti-Amazon" sur les frais de port sera prochainement votée au Sénat, tandis que le fisc français poursuit toujours le site américain.

 

Si Amazon peut imposer son rapport de force aux Etats-Unis, il doit composer avec une réglementation autrement plus contraignante en France. La proposition de loi (PPL) sur les frais de port, momentanément gelée en raison de sa mise sous examen par la Commission européenne, va repartir dans le processus législatif, explique-t-on au ministère de la Culture. La nature du texte rendait son signalement obligatoire à la Commission, qui s’est s’inquiétée de possibles entraves à la concurrence intra-européenne. La procédure prévoit aussi un délai pendant lequel l’examen de la loi était suspendu.

Cette période de notification a pris fin le 19 mai. Le gouvernement français a rédigé ses réponses aux interrogations de la Commission, et cette PPL clairement destinée à contenir l’expansionnisme d’Amazon au nom de la protection de la diversité éditoriale va repartir en seconde lecture au Sénat très vraisemblablement le 23 juin.

La démonstration de force du cybermarchand aux Etats-Unis conforte l’initiative française, ce qu’Aurélie Filippetti a souligné dans un communiqué déterminé, annonciateur de la fermeté qu’elle devrait afficher lors de la discussion parlementaire. Evoquant un "chantage", une "menace pour les éditeurs", elle demande à la Commission d’"exercer toute sa vigilance pour prévenir des situations d’abus de position dominante" et rappelle sa "volonté de préserver la richesse éditoriale et la diversité des canaux de vente de livres en France", objet du texte de loi.

Déposé par les députés de l’UMP, réécrit par le gouvernement, renforcé par les sénateurs, toujours voté à l’unanimité, il interdit à la fois le rabais de 5 % et la gratuité totale de la livraison des livres vendus sur Internet, de façon à redonner un avantage aux librairies physiques. Nombre d’entre elles proposent cette réduction de 5 % via une carte de fidélité : les livres seront donc moins chers chez elles que chez Amazon, lorsque la loi sera votée. Tout le monde souhaite que les sénateurs ne changent plus une virgule, pour obtenir une promulgation rapide. D’autant qu’un article sur le contrat d’édition, aussi très attendu par les auteurs et les éditeurs, s’est rajouté en cours de discussion.

 

Evasion fiscale.

D’autre part, le gouvernement français réclame toujours quelque 200 millions d’euros à Amazon en raison de son système d’évasion fiscale mis en place avec la complaisance du Luxembourg. Habituellement discret, le site a récemment communiqué sur l’extension de son quartier général à Luxembourg : il s’agit de montrer qu’il y a là une vraie activité, et pas simplement une adresse prétexte à dissimulation de bénéfices. Après un contentieux jusqu’en cassation où Amazon a perdu, plus rien ne filtre du dossier. Il est probable qu’il se règle par une discrète transaction, dont la seule preuve sera la disparition des trois lignes en fin du rapport annuel de la société, avertissant ses actionnaires que le fisc français la poursuit de ses rigueurs.

 

Hervé Hugueny


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