Domaine public

La bataille Anne Frank

Anne Frank à sa table d’écolière, en 1941. - Photo Imagno / Roger-Viollet

La bataille Anne Frank

Certains considèrent que le Journal d’Anne Frank est entré dans le domaine public au 1er janvier. Le Fonds Anne Frank, qui en détient les droits, affirme que toutes les versions de l’œuvre restent protégées. Un bras de fer symptomatique de la complexité croissante du droit d’auteur en France et en Europe.

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Par Marine Durand
Créé le 08.01.2016 à 01h05 ,
Mis à jour le 08.01.2016 à 08h10

Le Journal d’Anne Frank est-il entré dans le domaine public le 1er janvier 2016 ? Une semaine après le passage dans la nouvelle année, il reste impossible d’affirmer avec certitude si l’adolescente juive allemande, morte du typhus en février 1945 au camp de Bergen-Belsen, a rejoint ou non la longue liste des auteurs libres de droits. Le 1er janvier, contre l’avis du Fonds Anne Frank, fondation à but non lucratif créée en 1963 à Bâle par Otto Frank, le père d’Anne, et qui en détient les droits patrimoniaux, le chercheur en sciences de l’information Olivier Ertzscheid a publié sur son blog le texte original du Journal d’Anne Frank, dans sa version néerlandaise, parue aux Pays-Bas en 1947. "Soixante-dix ans après la mort d’Anne Frank, parce que ce délai est suffisant et parce qu’il est légal, ce journal, son journal, entre dans le domaine public. Il appartient à chacun. Et c’est à chacun d’en mesurer l’importance." Lui emboîtant le pas, la députée du Calvados Isabelle Attard (ex-EELV, ex-Nouvelle Donne) a également choisi de relayer sur son site l’œuvre dans sa version néerlandaise, car non protégée selon elle par les droits de traduction, expliquant lutter de cette façon contre "la privatisation de la connaissance". Les deux "libérateurs" de l’œuvre n’ont pris personne au dépourvu : comme ils l’affirment depuis le début d’un bras de fer idéologique entamé le 7 octobre avec le Fonds Anne Frank, ils assument la responsabilité de cette mise en ligne, assortie d’un appel à une traduction française qui serait placée sous licence Creative Commons par des "néerlandophones bienveillants", en vertu de la règle prévue par le Code de la propriété intellectuelle qui veut qu’au décès de l’auteur le droit d’exploiter son œuvre "persiste au bénéfice de ses ayants droit pendant l’année civile en cours et les soixante-dix années qui suivent". Depuis, la réaction du Fonds Anne Frank, qui avait pourtant mis en garde Olivier Ertzscheid par le biais d’un courrier de son avocat dès le 28 décembre - enjoignant notamment le chercheur de reconnaître publiquement son interprétation erronée du droit sous peine de devoir lui verser 1 000 euros par jour - se fait attendre. Interrogé par Livres Hebdo, Yves Kugelmann, membre du conseil d’administration du Fonds, temporise. "Cela fait 50 ans que nous sommes confrontés à des tentatives de piratage, rappelle-t-il. Cette affaire n’a pour nous rien d’exceptionnel. Nous n’avons pas pour principe de traîner les gens devant les tribunaux, mais nos différents partenaires de par le monde, les fondations, les traducteurs, les éditeurs pourraient s’estimer lésés. Nous respectons les lois en vigueur, ajoute-t-il. Nous demandons donc aux personnes qui souhaiteraient exploiter le Journal d’Anne Frank de les respecter aussi. Quiconque décide de violer le droit d’auteur doit savoir à quoi il s’expose."

 

Devant un juge

La situation, inédite, tient d’abord à la spécificité du Journal d’Anne Frank, témoignage unique sur la Shoah qui se serait vendu, selon les estimations les plus courantes, à plus de 30 millions d’exemplaires dans le monde. Anne Frank, alors âgée de 13 ans, entame dès juin 1942 la rédaction de son Journal, tandis qu’elle se cache avec sa famille à Amsterdam. Elle se lance dans une réécriture à partir du printemps 1944, avec l’objectif de le publier, corrigeant certains passages, en supprimant d’autres, mais est déportée au mois d’août 1944. A son retour des camps, son père Otto Frank, seul survivant du foyer, entreprend de réunir les différentes copies, procédant également à certaines coupes concernant en particulier la vie intime de sa fille. C’est cette version qui paraît en 1947 aux Pays-Bas. Pour le Fonds Anne Frank, le travail important effectué par Otto Frank fait de cette version une œuvre composite qui, selon la législation, ne tomberait dans le domaine public qu’en 2050. Plus tard, l’écrivaine allemande Mirjam Pessler, toujours en vie, effectuera elle aussi ce travail de compilation, qui répondra au même régime. Une troisième version du Journal, reprenant strictement les pages écrites par Anne Frank parue en 1986, bénéficierait selon le Fonds du régime des œuvres posthumes, n’autorisant son entrée dans le domaine public qu’en 2036.

Ces arguments sont jugés contestables et relevant du copyfraud par les contradicteurs du Fonds, qui introduisent également une approche morale propre au cas Anne Frank. "Après avoir défendu pendant si longtemps l’authenticité de l’œuvre et le fait qu’Anne Frank en soit la seule auteure, notamment face à des attaques révisionnistes, la stratégie du Fonds consistant à dire qu’Otto Frank en est le coauteur nous semble totalement contre-productive", explique l’attaché parlementaire d’Isabelle Attard, Frédric Toutain. Et de rappeler que Mein Kampf d’Adolf Hitler entre, lui aussi, dans le domaine public. "Il serait regrettable qu’en face de Mein Kampf le témoignage de l’horreur à laquelle il a conduit ne s’élève pas à son tour dans le domaine public."

L’avocate Sophie Viaris de Lesegno, du cabinet Pierrat, ne dit pas autre chose. Elle a été sollicitée par Soleil qui publiera le 27 janvier Journal d’Anne Frank : l’Annexe, notes de journal du 12 juin 1942 au 1er août 1944, un roman graphique adapté uniquement de l’édition de 1947, sans avoir payé aucun droit, puisque la traduction française n’a pas été utilisée. "Malgré les arguments artificiels du Fonds, nous considérons que l’édition de 1947 est entrée cette année dans le domaine public. Je ne vois pas bien comment quelqu’un ayant procédé à des coupes dans un texte pourrait être considéré comme un co-auteur", avance-t-elle. Pour Guy Delcourt, P-DG de Delcourt-Soleil, qui ne craint pas de défendre cette position devant un juge, "on peut s’attendre à ce que les ayants droit nous attaquent, même si on ne le souhaite pas. On va voir si on contribue à préciser la jurisprudence sur ce point."

Registre du domaine public

Compliquée par l’existence de versions successives du livre, l’affaire du Journal d’Anne Frank est aussi symptomatique de la complexité du droit d’auteur français, selon le juriste et bibliothécaire Lionel Maurel, cofondateur du collectif SavoirsCom1, qui publie chaque mois de décembre depuis trois ans un calendrier de l’Avent du domaine public. "Il n’existe actuellement aucune liste officielle des œuvres entrées dans le domaine public, et chacun doit faire les calculs par lui-même", rappelle-t-il.

Dans un projet de loi sur le domaine public déposé en 2013 à l’Assemblée nationale mais jamais porté à l’ordre du jour, Isabelle Attard proposait de créer un registre du domaine public confié à la BNF. L’idée a été reprise par le collectif SavoirsCom1 lors de la consultation nationale pour le projet de loi numérique de la secrétaire d’Etat Axelle Lemaire, sans être retenue par le gouvernement. "La BNF dispose des données et de l’expertise nécessaires, mais cette mission pourrait également être confiée au ministère de la Culture, qui avait d’ailleurs lancé en février 2014, en partenariat avec la branche française de l’Open Knowledge Foundation, un prototype de calculateur du domaine public français", se souvient Lionel Maurel, qui ne croit pas toutefois à une automatisation complète du processus, "à moins que le Code de la propriété intellectuelle ne soit modifié, de façon à simplifier le droit d’auteur aux 70 ans post mortem autoris."

Le site Calculateurdudomaine public.fr renvoie aujourd’hui à une page d’erreur. "C’est assez significatif du flou qui entoure le domaine public, et c’est dommage, poursuit Lionel Maurel. Il aurait été amusant de faire une recherche sur le Journal d’Anne Frank !"

Cinq définitions clés

Droit patrimonial : droit pour l’auteur d’exploiter son œuvre sous la forme de son choix et d’en tirer un profit. Le principe général veut que ce droit persiste au bénéfice de ses ayants droit jusqu’à 70 ans après sa mort.

Droit moral : droit inaliénable, insaisissable et perpétuel pour l’auteur et ses héritiers au respect de son nom.

Œuvre posthume : œuvre publiée après la mort de son auteur. Elle bénéficie, depuis la transposition de la directive européenne de 1993 harmonisant le droit d’auteur, d’une protection de 70 ans après la mort de l’auteur. Si une durée plus longue de protection courait avant l’application de la directive, elle ne peut être raccourcie.

Œuvre composite : œuvre créée à partir d’œuvres existantes sans que les auteurs aient collaboré entre eux. Elle est protégée pendant 70 ans après la mort du dernier auteur.

Domaine public informationnel : prévue dans l’avant-projet de loi pour une République numérique d’Axelle Lemaire, puis retirée le 6 novembre dernier, cette notion visait à "protéger les ressources communes du domaine public".

Ils entrent cette année dans le domaine public

Si Anne Frank et Adolf Hitler focalisent l’attention des médias, les œuvres de plusieurs auteurs morts au cours de l’année 1945 et ne souffrant d’aucune exception sont depuis le 1er janvier 2016 libres de droits, marquant ce millésime du sceau de la Seconde Guerre mondiale. Décédé quelques semaines seulement avant la fin de la guerre, Paul Valéry laisse derrière lui un nombre important d’essais et de poèmes majeurs parmi lesquels Le cimetière marin (1920), mais aussi une dizaine d’œuvres posthumes. Bien connu des amateurs de bande dessinée grâce à ses personnages du sapeur Camember et de la famille Fenouillard, le précurseur Georges Colomb, dit Christophe, figure également dans la liste établie par le collectif SavoirsCom1, comme le romancier Emmanuel Bove (Mes amis, Le pressentiment), "oublié" à la Libération et réédité à partir des années 1970. Paradoxe du droit d’auteur français, les textes non posthumes d’auteurs collaborationnistes tels Robert Brasillach, fusillé lors de l’épuration pour "intelligence avec l’ennemi", et Pierre Drieu la Rochelle, collaborateur qui se suicida en mars 1945, sont entrés dans le domaine public. En revanche, ceux de Robert Desnos, mort du typhus au camp de concentration de Terezin, sont encore protégés jusqu’en 2034, en vertu du statut de "mort pour la France" qu’a attribué le gouvernement français au poète dont Gallimard fit paraître en 1953 un recueil intitulé… Domaine public.

Les ficelles du "copyfraud"

 

Le cas Anne Frank constitue pour les défenseurs du domaine public un exemple caractéristique de revendication abusive de droits.

 

"Le copyfraud est une revendication abusive de droits sur une œuvre du domaine public." Lionel Maurel, SavoirsCom1- Photo MARIE-LAN NGUYEN CC BY 2.5

Fréquemment employé par les usagers de sites dédiés au domaine public, le terme "copyfraud" mérite pour le néophyte un minimum d’explications. Utilisé pour la première fois en 2006 par le professeur de droit Jason Mazzone, il désigne, comme l’indique sur son blog le juriste et cofondateur du collectif SavoirsCom1 Lionel Maurel, "une revendication abusive de droits sur une œuvre du domaine public". Parfois décrit comme l’inverse du piratage, il est susceptible d’être perpétré par des institutions culturelles (bibliothèques, musées, archives) ou des entreprises, mais ce sont les ayants droit d’auteurs qui ont offert récemment les stratégies les plus inventives pour repousser l’échéance du droit d’auteur.

La légende voudrait que les héritiers d’Antoine de Saint-Exupéry, lorsqu’ils ne sont pas occupés à se disputer leurs droits patrimoniaux, fassent autorité en la matière. Tandis que Le Petit Prince ne doit entrer dans le domaine public qu’en 2032, grâce au statut de "mort pour la France" accordé à son auteur disparu en mer en juillet 1944, qui prolonge la protection d’une trentaine d’années, ses ayants droit ont annoncé en 2014 que chaque personnage du livre serait déposé en tant que marque.

Et l’œuvre devient marque

Comme l’expliquait à l’époque l’avocat Emmanuel Pierrat sur Livreshebdo.fr, "selon le Code de la propriété intellectuelle, toute appellation ou signe peut valablement constituer une marque", et "le droit des marques possède l’immense intérêt d’assurer une protection éternelle, sans risque de domaine public, si les dépôts sont renouvelés en temps et en heure". De quoi inspirer Nick Rodwell, époux de la veuve d’Hergé et à la tête de la société Moulinsart, qui gère les droits d’exploitation de Tintin. Alors que l’œuvre d’Hergé doit tomber dans le domaine public en 2054, il expliquait au Monde en 2013 être déjà en train de "chercher un moyen" pour prolonger la protection.

Où en est "Mein Kampf" ?

Tombé de façon incontestable dans le domaine public au 1er janvier, Mein Kampf, le manifeste d’Adolf Hitler publié en deux volumes en 1925 et 1926, reparaît ce 8 janvier en Allemagne dans une imposante version scientifique (deux volumes illustrés, près de 2 000 pages), coordonnée par l’Institut d’histoire contemporaine de Munich (IFZ) après 70 ans de blocus des droits. En France, après de multiples péripéties (voir LH 1054, du 18.9.2015, p. 22-25), Fayard publiera également une édition critique, mais il faudra être patient. "La version française paraîtra au plus tôt en 2018", indique Sophie Hogg-Grandjean, directrice littéraire chez Fayard, chargée de coordonner ce projet tentaculaire. Olivier Mannoni, connu pour ses traductions d’ouvrages sur le nazisme, a produit une traduction inédite, et l’éditrice s’est entourée d’une équipe d’historiens, qui prendront pour base de travail la toute nouvelle édition allemande tout en la comparant aux anciennes versions allemande, française (datant de 1934) et anglaise. "Ce sera un point de repère indispensable", affirme Sophie Hogg-Grandjean. Les historiens français ont longuement échangé avec les équipes de l’IFZ. Reste à savoir de quelle façon l’organisme autorisera l’adaptation de l’appareil critique allemand aux spécificités françaises.

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