Les best-sellers inattendus 4/6

La chambre des dames, c’est l’histoire des Brunel, une famille d’orfèvres parisiens vivant à l’époque de Saint Louis. Bonheurs et drames familiaux, travail, négoce : cet épais roman raconte par le menu l’existence de bons bourgeois du XIIIe siècle. Et c’est tout. Un roman historique, sans événements historiques ? "Ça ne marchera jamais", avaient assuré la dizaine d’éditeurs ayant refusé le manuscrit de Jeanne Bourin. C’est finalement Roland Laudenbach, le fondateur de La Table ronde, qui lui signe un contrat. Roland Laudenbach connaît Jeanne Bourin : en 1966, il a déjà publié un premier roman d’elle, Très sage Héloïse. L’ouvrage, inspiré des mésaventures amoureuses d’Héloïse et Abélard, avait connu un petit succès d’estime : 8 000 exemplaires. Mais, cette fois, les protagonistes de La chambre des dames sont de parfaits inconnus. Laudenbach ne croit pas à un miracle. Il a tort : le roman de Jeanne Bourin va sauver sa maison, qui battait de l’aile.

Jeanne Bourin en 1979.- Photo ULF ANDERSEN/GAMMA

La chambre des dames paraît en février 1979. Tirage prudent (5 000 exemplaires) et mise en place en conséquence (3 000 exemplaires). Le livre s’attire quelques bonnes critiques mais, très vite, c’est le bouche-à-oreille qui s’en empare. "Le succès est d’abord parti de là", souligne François Bourin, le seul des trois enfants de Jeanne Bourin à avoir fait carrière dans l’édition. Le 9 mars, Jeanne Bourin participe à un "Apostrophes" sur le thème du "roman historique populaire". Elle y réussit un sans-faute, évoquant les passions de ses personnages comme s’ils vivaient à notre époque, et les ancrant, du même coup, dans une temporalité universelle. Les réimpressions s’enchaînent. Avant l’été, le roman est couronné par le prix des Maisons de la presse et par celui des Lectrices de Elle. Il se hisse en première place des listes des meilleures ventes, où il va demeurer plusieurs mois. Chez les Bourin, c’est un basculement. Jusqu’à présent, la "vedette" de la famille, c’était le père, André, critique au Figaro, écrivain lui-même et membre du jury Renaudot. "Au début, mon père s’est un peu vexé du succès éclatant de son épouse, raconte François Bourin, mais comme ils formaient un couple harmonieux, tout est vite rentré dans l’ordre."

 

 

Réhabiliter le Moyen Age.

Le 11 septembre 1979, Jacques Chancel reçoit Jeanne Bourin à "Radioscopie". La chambre des dames totalise déjà plus de 300 000 exemplaires vendus et poursuit sa belle carrière. "A vingt-cinq ans, ce succès m’aurait tourné la tête, confie-t-elle à l’animateur. Heureusement, mes vingt-cinq ans sont loin derrière moi." "Elle nous le répétait souvent, confirme François Bourin. Elle se félicitait que cette bonne fortune lui soit tombée dessus à l’approche de la soixantaine. Elle était un peu perturbée que tout le monde la reconnaisse dans la rue, mais elle s’est montrée très sage avec l’argent qu’elle a gagné. Et très généreuse. Elle a beaucoup redistribué. A commencer par ses trois enfants."

 

Plus que la réussite commerciale, c’est "le bonheur d’avoir reçu l’imprimatur du public", comme elle le dira encore à Jacques Chancel, qui la comble. La réception enthousiaste de La chambre des dames vient en effet couronner une carrière consacrée à la réhabilitation du Moyen Age. Née en 1922, titulaire d’une maîtrise d’histoire, Jeanne Bourin s’est très tôt passionnée pour les "radieux XIIe et XIIIe siècles". Un Moyen Age très éloigné de la noirceur des clichés rebattus, depuis des décennies, dans les salles de classe. Georges Duby et Jacques Le Goff ont préparé le terrain au niveau universitaire. Jeanne Bourin entend le labourer pour les classes populaires. Marier le roman à l’histoire ne lui paraît pas déchoir : au contraire, elle y voit le plus sûr moyen de communiquer sa passion au plus grand nombre. "Si j’avais fait un livre savant, j’aurais eu cinq mille lecteurs, tout au plus", expliquait-elle à Jacques Chancel.

Elle va consacrer sept ans de sa vie à la rédaction de son roman fétiche. "Pendant ces sept années, la vie de ma famille réelle s’est complètement mêlée à celle de ma famille fictive", dira-t-elle à "Apostrophes". C’est encore vrai. "Je me souviens de dîners où il n’était question que de cela, raconte François Bourin. Il y eut au moins trois versions du manuscrit. Ma mère les faisait lire à mon père, qui émettait des critiques. Elle les encaissait les lèvres pincées, mais elle se remettait au travail. Elle avait une conscience absolue d’être sur le bon chemin. Son succès a peut-être surpris beaucoup de monde, mais pas nous. Elle était convaincue que ça marcherait, et elle nous avait convaincus avec elle."

 

 

Féminisme "doux".

Pourtant, s’il suffisait qu’un auteur croie en son travail, les best-sellers se compteraient par milliers. Comment expliquer l’incroyable succès de La chambre des dames ? D’abord, peut-être, par la qualité de la reconstitution. Tout est romancé, mais tout est vrai. Habitat, mobilier, vêtements… jusqu’aux recettes de cuisine ou aux remèdes médicaux, le moindre détail est documenté, l’immersion, pour le lecteur, est totale. Avec une caution "scientifique", en prime : fait rare, dans un roman historique, le livre de Jeanne Bourin est préfacé par une historienne de renom, Régine Pernoud. Ensuite, par son féminisme. "Du Moyen Age, on ne montrait que des dames attendant, en haut de leur tour, le retour des croisés", ironisait Jeanne Bourin au micro de Jacques Chancel. Elle a voulu montrer que les femmes, aux XIIe et XIIIe siècles, avaient joué un rôle important dans la société. Son héroïne, Mathilde, travaille à parité avec son mari, et "tient" la famille Brunel. La chambre des dames, roman militant ? "Le mot est peut-être excessif, mais il y a un peu de cela, note François Bourin. En 1979, le féminisme était encore un problème d’actualité. Ma mère "militait" pour un féminisme doux." Dernier atout, qui a pesé auprès d’une partie du public : la religion. "Ma mère était une fervente catholique, poursuit François Bourin. Elle voulait montrer l’harmonie d’une société religieuse, mais où la religion se vivait sans pudibonderie. S’il fallait la définir, elle aurait été une "catho centriste"."

 

En février 1984, cinq ans après la parution de La chambre des dames, TF1 diffuse son adaptation télévisuelle, en dix épisodes, scénarisée par Françoise Verny. Le feuilleton, tourné à Cinecitta, est léché. Et Marina Vlady crève l’écran dans le rôle de Mathilde. La France, à l’époque, ne compte encore que trois chaînes de télévision. L’audience est considérable. Le retentissement, énorme. Les ventes du livre repartent de plus belle : au total, La chambre des dames se sera écoulé à plus de deux millions d’exemplaires, toutes éditions confondues. "Je n’ai jamais voulu marcher dans les modes", aimait dire Jeanne Bourin. Mais elle aura créé une mode : après elle, nombre d’auteurs essaieront d’exploiter le filon du roman historique féminin. Sans connaître son succès. Jeanne Bourin avait réussi à fidéliser ses lecteurs, qui pour l’essentiel étaient des lectrices : en dix ans, elle expliquera avoir reçu "47 000 lettres, de toutes les classes de la société, et de 14 à 90 ans" (1). En 1987, François Bourin, qui avait commencé sa carrière au Reader’s Digest, avant de passer chez Grasset, crée sa propre maison d’édition. Deux ans plus tard, sa mère lui donne son nouveau roman, Les Pérégrines, qui sera encore un grand succès : 600 000 exemplaires. Elle meurt en 2003. Avec, sans doute, le sentiment d’avoir accompli sa mission. Le Moyen Age est ressuscité. Son meilleur orfèvre s’appelle Jeanne Bourin. <

(1) Dans un entretien à Libération, en 1989.

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