Sont-ce vraiment des romans ? La question s’est à nouveau posée lors de la vague automnale des Prix. Elle revient en, janvier. En témoigne dans Livres Hebdo (n°714) l’enquête de Catherine Andreucci. De Chagrin d’école (Daniel Pennac) à La stratégie des antilopes (Jean Hatzfeld), en passant par Alabama song (Gilles Leroy) ou L’année de la pensée magique (Joan Didion), les « romans » des Prix 2007 sont des témoignages personnels, des reportages ou de l’histoire à peine retouchée. La fiction, dans tout ça ? Pour balayer les scrupules des jurés, (il arrive que ceux-ci en éprouvent), les éditeurs improvisent toutes sortes d’arguments. Ils affirment comme Teresa Cremisi (Flammarion) à propos de Daniel Mendelsohn : « Ce livre possède une telle qualité littéraire et déclenche une telle vague émotive que ça ne peut pas être de l’essai ou du document ». Pourtant, de vous à moi, Les disparus est bel est bien un essai. Peu synthétique dans l’enquête, voire rhétorique lorsque l’auteur se « hausse » vers la conception vieillotte qu’il semble se faire du « littéraire ». Ses grandes phrases « genre » n’apportent guère au sujet. On a l’impression de les avoir déjà lues chez d’autres, sur le même thème, depuis une trentaine d’années. Il suffirait néanmoins d’une « vague émotive », selon Teresa Cremisi, pour que l’essai ou le document cessent d’être citrouille et se fassent carrosse. Admettons. Et Bigard, alors, pourquoi pas Bigard ? Il en déclenché, de l’émotion, Bigard ! La « qualité littéraire » de Rire pour ne pas mourir vaut bien celle de certains lauréats de l’Interallié. On pourrait même appliquer au comique préféré de Benoît XVI une définition donnée par Bernard Comment, éditeur de Jean Hatzfeld. Voulant à toute force classer côté roman La stratégie des antilopes, le patron de « Fiction & Cie » lance : « Le livre d’Hatzfeld est un dispositif d’écoute et de restitution du réel ». Que fait-il d’autre, Bigard, que d’écouter et restituer ? Du verbe au gerbe. Soit dit en passant, Hatzfeld a signé un beau livre. Je ne le compare évidemment pas à l’humoriste de Bercy. Pour autant, prix ou pas prix, les Antilopes n’est pas un roman. Joconde et moustaches Alors, où donc commence-t-il, ce roman ? Les débats fastidieux sur l’autofiction sont réglés depuis le meurtre symbolique de Serge Doubrovsky ( Fils , 1977) par Marc Weitzmann ( Chaos , 1997). Cousins dans la réalité, frères ennemis dans leurs livres, le fondateur et le liquidateur du genre ont bien montré que la réalité de leur antagonisme dépassait la fiction. Et qu’il s’agissait donc – haine digne d’Homère – d’une réalité très classiquement fictive. Ils donnent ainsi la preuve que le roman infiltre parfaitement l’autofiction. « Pourquoi la Joconde sourit-elle ? demandait Malraux. Parce que tous ceux qui lui ont posé des moustaches sont morts ». Le roman sourit donc, et plutôt deux fois qu’une. Il mangé toutes sortes de genres. Il en mangera d’autres. Ce qui frappe dans les prix 2007 et dans la rentrée de janvier – si l’on s’en tient aux valeurs hypothétiquement tenues pour sûres – c’est la trouille française face au roman. Chez les officiels, en tout cas. Depuis La Chambre des officiers de Marc Dugain (1998), les écrivains trop avisés ne risquent même plus l’autodélire (Annie Ernaux prend des allures d’ancienne combattante). Voici la vogue du docu-roman, équivalent littéraire des docu-fictions – et soulagement des critiques. Rien de plus simple que de parler d’un docu-roman : pas besoin de se poser la question de la construction, ni celle des personnages, moins encore celle du style. Un docu-roman, c’est écrit comme une (bonne) enquête journalistique. Et les journalistes s’y reconnaissent. Youpi. L’exercice consiste à choisir un sujet d’histoire du temps présent dans lequel la fiction se trouve réduite à quelques trucs narratifs antédiluviens. On soude ensuite les pans documentaires de sutures fictionnées. Le docu-roman, c’est un quasi scénario tout prêt pour un éventuel docu-fiction. On pourrait dire qu’il s’agit d’une forme modernisée du roman historique. La comparaison ne tient pas. Pour toutes sortes de raisons liées aux documents et au langage, le style docu-roman ne peut guère remonter le temps au-delà des années 1880, ce que pouvait se permettre, au contraire, le roman historique. De Walter Scott jusqu’à Lion Feuchtwanger ou Mika Waltari – sans doute les derniers maîtres du genre – en passant par Dumas et bien d’autres, la narration l’emportait, en effet, sur l’histoire, même si les auteurs disposaient de solides dossiers. La folle du logis conduit chez eux le bal, de descriptions en grandes scènes, n’en faisant qu’à sa tête. Elle mène l’auteur où il ne pensait pas se rendre. Rien de ça, ni dans le docu-roman, ni dans le docu-fiction. Œdipe, en passant… Lisant pendant les vacances Le Roman de Thèbes , une œuvre du XII° siècle (il faut bien se changer les idées), le contraste m’a frappé. C’est le premier roman français. Ou, plus exactement : la première « mise en roman », la première adaptation en langue courante, d’un sujet convenu : la mésaventure d’Œdipe et la guerre sans merci que se livrent ses successeurs, les deux fils de l’inceste : Etéocle et Polynice. Saluons, en passant, le fait que le premier roman français soit une variation prodigieuse sur le père de tous les complexes. Dans Le Roman de Thèbes , le narrateur écrit en liberté. Son roman n’a quasiment rien de ce que nous appellerions un roman depuis les révolutions littéraires des XVII° et XVIII° siècles. Et pourtant, c’en est un, autant que ceux de Balzac, de Céline, de Julien Gracq, de Claude Simon, ou de bien d’autres. Si l’auteur inconnu du Roman de Thèbes est également le confrère de Patrick Modiano, de Jean Echenoz ou d’Antoine Volodine, c’est parce que la fiction l’emporte. Et que la fiction n’a rien à voir avec une plus ou moins grande ressemblance avec la réalité. Un roman peut être un reportage. Un reportage ne peut être un roman. Un roman peut témoigner d’expériences personnelles. Le récit d’expériences personnelles, fussent-elles « comme un roman », ne peut faire un roman. Cela, parce que le moteur d’un roman se trouve dans le fait d’écrire sans prévoir où l’on arrivera. Là se trouve le suspens profond. Là se trouve la fiction – si l’on définit celle-ci à la manière de Bergson : elle est « ce qui contrecarre le jugement et le raisonnement ». Claude Simon l’a dit sans effets de manchettes : « Je ne connais pas d’autres sentiers de la création que ceux ouverts pas à pas, c’est à dire mot après mot, par le cheminement même de l’écriture (…). C’est seulement en écrivant que quelque chose se produit dans tous les sens du terme ». Evidemment ce voyage au bout de la fiction – la « fiction mot à mot » disait aussi Claude Simon – impose une prise de risque . Côté jurés, côté prix et côté critiques, on en reste massivement au principe de précaution.

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