2 mai > Jeunesse Royaume-Uni > Judith Kerr

"Si personne chez toi n’a le nez crochu et que vous n’allez pas à une église spéciale, qu’est-ce qui te dit que vous êtes juifs ?" demande sans malice la petite Elsbeth à son amie Anna, âgée de 9 ans. Question naïve, mais cruciale dans le Berlin de 1932 livré à l’irrésistible ascension nazie. Fuse alors la réponse d’Anna, claire comme de l’eau de roche dont est faite l’enfance: "Mon père et ma mère sont juifs et peut-être leurs parents l’étaient aussi. Mais je n’y ai jamais tellement réfléchi."

Une origine stigmatisée qui va faire basculer la vie de la famille d’Anna, double de papier de l’auteure Judith Kerr. La grande dame de la littérature jeunesse d’outre-Manche, née en 1923, livre ici le récit autobiographique de l’exil de sa propre famille, publié en 1985 par L’Ecole des loisirs et qu’Albin Michel Jeunesse a eu la bonne idée de rééditer.

Du jour au lendemain, le père d’Anna, célèbre critique littéraire et opposant ardent aux nazis, doit quitter Berlin pour se réfugier en Suisse. La veille des élections qui ouvrent un boulevard à la clique d’Hitler, sa famille le rejoint. "Au revoir piano. Au revoir canapé. Salut les escaliers", lancent Anna et son frère Max à la vaste demeure avec bonne et jardin où ils ont coulé des jours heureux entre Mutti (Maman) et Vati (Papa). Ils sont loin de se douter que l’au-revoir sera en fait un adieu.

Dans la précipitation du départ, Anna est priée de choisir un seul doudou. Son préféré, le vieux lapin rose, est abandonné au profit d’un jeune, fringant et ridicule chien en peluche. La raison a ses faiblesses… Dans le train pour la Suisse, Anna perçoit l’angoisse de Mutti à l’approche de la frontière à un détail amusant: à force de le triturer, sa mère maltraite le malheureux chameau en effigie sur le portefeuille contenant les précieux passeports. A Zurich commence l’exil qui mène la famille à Paris, puis à Londres. A la clé, un déclassement notable qui la fait passer d’une maison cossue à un modeste meublé parisien. Vati, lui, est rétrogradé de sommité à journaliste sans le sou et sans emploi dans une Suisse résolument neutre où personne n’a le cran de l’embaucher.

A Paris, les jours sont à peine meilleurs. On le paie au lance-pierre. Quant à Anna, ses soucis sont ceux de son âge, à mille lieues d’Hitler: se faire de nouveaux amis, apprendre cette satanée langue qu’est le français, passer ce fichu examen de couture pour son certificat d’études, etc.

Judith Kerr ne cherche jamais à nous tirer des larmes faciles. L’apparente simplicité de son récit sans pathos en fait sa force. Cette période dramatique de l’histoire est vue à travers les yeux d’une enfant pour qui devoir porter son vieux manteau d’hiver qui ne lui couvre plus les fesses tant elle a grandi est autrement plus préoccupant qu’un Hitler. Essaimés tout au long du récit mais en arrière-fond, les éléments historiques prennent dès lors leur caractère tragique: des enfants allemands refusent de jouer avec Anna et Max, Vati fait toutes les nuits des cauchemars qui le font hurler, mais Anna du fond de son empathie naïve s’imagine que si elle réussit enfin à faire un mauvais rêve, son père n’en fera plus. Elle n’est pas une martyre, mais un témoin de l’exil. Dans ses yeux innocents, mais lucides, le nazisme n’en est que plus absurde et cruel. Fabienne Jacob

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