6 avril > Essai France > Michel Zink

L’humilité et l’humiliation ont beau avoir une origine commune - du latin humilis, humble -, leurs significations sont très différentes. Dans le premier cas, il s’agit de se rendre humble, dans le second de rabaisser. Dans un essai pénétrant qui s’appuie sur son enseignement au Collège de France, Michel Zink explore le moment où les deux notions se rejoignent.

"C’est du Moyen Age que notre civilisation tient sa perception particulière de l’humiliation : une perception ambivalente." L’époque médiévale, sous l’influence du christianisme, pense l’humiliation en relation avec l’humilité. "Le christianisme est une religion de l’humilité dont la scène fondatrice, celle de la passion du Christ et de sa mise en croix, est une scène d’humiliation." Une confrontation s’engage alors entre une religion de l’humiliation et une société de l’honneur. Or humilier quelqu’un, c’est justement lui faire perdre son honneur, c’est lui ôter sa dignité.

Le paradoxe interroge : s’abaisser ou être abaissé jusqu’à la terre (humus), alors que la société exalte la hauteur, la puissance et l’éclat. C’est le dilemme entre "une religion qui invite à la dépossession de soi et une société qui invite à l’affirmation de soi". Si le Moyen Age a produit des traités d’humilité, il n’y en a pas d’humiliation. En revanche, de nombreux textes en parlent. Michel Zink explore ces récits de l’humiliation dans la littérature du Moyen Age qui prennent tout leur sens sous le regard du temps présent. Aujourd’hui, l’humiliation représente la pire faute qui existe du point de vue de celui qui l’inflige et probablement la pire épreuve pour celui à qui elle est infligée.

L’humiliation est redoutée parce qu’elle exclut du corps social. C’est à cela qu’on reconnaît les pauvres, les exilés, les dépossédés de tout, quelquefois jusqu’à leur nom que l’on remplace par un matricule.

La philosophie antique - à part Diogène peut-être - et la pensée moderne héritière de Nietzsche n’apprécient pas l’humilité, qui est associée à la faiblesse. Au Moyen Age, elle figure au rang de vertu, étendard de la culture de la honte collective contre la culpabilité individuelle. Dans cette opposition anthropologique, Michel Zink montre l’écart qui existe entre la souffrance symbolique et la réalité de cette souffrance. Dans l’humiliation, ce n’est plus le cœur qui est mis à nu, mais le corps, avec tout ce que cela comporte. "Tous les chemins de l’humiliation conduisent à l’humiliation sexuelle, à moins qu’ils n’en partent. Toute humiliation est un viol, l’exhibition et la pénétration d’une intimité qui devrait être préservée."

Avec son érudition joyeuse, le professeur honoraire au Collège de France touche quelque chose de profond. Il fallait bien ce talent-là, cette finesse dans l’analyse des poésies, des romans courtois et des considérations théologiques pour mettre le doigt sur ce que nous avons perdu : l’inversion de ce regard. Et avec elle la perspective d’observer les humiliés comme des humbles, tous ceux qui sont dépouillés par la haine, l’envie et toutes les passions tristes. A méditer. L. L.

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