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Le sommeil et la vie privée

Le sommeil et la vie privée

Lorsque l'on s'endort dans un moyen de transport public, est-ce que ce sommeil appartient à notre vie privée? Analyse à partir du cas Gilbert Collard. 

La 17ème chambre Tribunal de grande instance de Paris a, le 7 février 2018, livré un jugement instructif sur les contours de la vie privée et portant cette fois sur le sommeil.
Le demandeur, le député Front national et avocat Gilbert Collard, avait assigné un éditeur à la suite de la publication  d’une image le représentant "assis dans un train, semblant assoupi, les pieds sur la table" ainsi que le relève le texte accompagnant le cliché litigieux.

La photographie avait bien entendu été prise à l’insu de l’intéressé, ce que ne contestait pas la société éditrice, le texte en cause précisant d’ailleurs: “après le selfie du danseur Brahim Zaibat avec Jean-Marie Le Pen dormant dans le train, c’est une autre personnalité du Front National qui s’est faite prendre en photo à son insu”.

Les juges rappellent d’abord que, "conformément à l’article 9 du Code civil et à l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, toute personne, quelle que soit sa notoriété, a droit au respect de sa vie privée et est fondée à en obtenir la protection en fixant elle-même ce qui peut être divulgué". Ils ajoutent : "de même, elle dispose sur son image, attribut de sa personnalité, et sur l’utilisation qui en est faite, d’un droit exclusif, qui lui permet de s’opposer à sa diffusion sans son autorisation."

Droit du public à l’information

Précisons encore que l’article 9 du Code civil prévoit que "chacun a droit au respect de sa vie privée. Les juges peuvent, sans préjudice de la réparation du dommage subi, prescrire toutes mesures, telles que séquestre, saisie et autres, propres à empêcher ou faire cesser une atteinte à l'intimité de la vie privée: ces mesures peuvent, s'il y a urgence, être ordonnées en référé".

Quant à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’Homme, il dispose que "toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance".

L’éditeur faisait valoir le droit du public à l’information et le principe de la liberté d’expression. De fait, les magistrats remarquent que les droits de toute personne agissant au nom du respect de la vie privée, "doivent se concilier avec le droit à la liberté d’expression, consacré par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales; ils peuvent céder devant la liberté d’informer, par le texte et par la représentation iconographique, sur tout ce qui entre dans le champ de l’intérêt légitime du public, certains événements d’actualité ou sujets d’intérêt général pouvant justifier une publication en raison du droit du public à l’information et du principe de la liberté d’expression."

Intérêt public

Mais le tribunal retient que "même s’il s’agit d’un avocat réputé et d’un député", qui s’est "endormi dans un train (…), la diffusion du cliché visé n’apporte aucune contribution à un quelconque débat d’intérêt public et ne saurait relever, dans ces conditions, du droit à l’information."

Le Code civil, comme la Convention européenne des droits de l’Homme étant, à dessein, laconiques, il faut se référer à la jurisprudence pour comprendre ce que recouvre concrètement le concept juridique de "vie privée.

Pour la justice française, la vie privée s’étend à l’identité de la personne (son patronyme réel, son adresse...), à l’identité sexuelle (cas de transsexualisme), l’intimité corporelle (nudité), à la santé, à la vie sentimentale et conjugale (et sexuelle bien entendu), à la maternité, aux souvenirs personnels ainsi qu’aux convictions et pratiques religieuses. Le sommeil peut donc, en théorie, s’inscrire dans cette énumération, qui, en réalité, n’écarte que ce qui concerne stricto sensu la vie professionnelle. 

En dehors de tout contexte professionnel

En conséquence, pour la 17ème chambre, la "publication porte atteinte au droit à la vie privée de Gilbert Collard, dans la mesure où il est révélé que l’intéressé se trouvait dans un train, en mai 2016, et qu’il était endormi, ce hors de tout contexte professionnel ou de toute manifestation publique; que le sommeil est un moment de relâchement, qui, par sa nature, appartient à la sphère protégée de l’intimité et relève de la nécessaire tranquillité dont dispose toute personne, quelle que soit sa notoriété". En outre, "le cliché en cause porte également atteinte au droit dont Gilbert Collard dispose sur son image, faute d’avoir été autorisé".

Le tribunal condamne donc l’éditeur à des dommages-intérêts. Toutefois, "s’agissant de la demande d’interdiction de republication du cliché pour l’avenir", qui avait été retiré entretemps, "elle sera considérée comme disproportionnée, étant observé que la photographie en cause, même désavantageuse, ne porte pas atteinte à la dignité de Gilbert Collard"; car, "en toute hypothèse, toute nouvelle publication peut à nouveau ouvrir la voie à une action fondée sur les dispositions de l’article 9 du code civil."

La leçon de cette décision est que, pour les éditeurs, la prudence reste de mise, car les contours de la vie privée sont larges et la jurisprudence toujours aussi ferme.

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