Littérature

L’édition en petit comité

Au 6e étage des éditions du Seuil, entourant Olivier Bétourné, au centre, de g. à d. : Bernard Comment, Elisabeth Samama, Louis Gardel, Patrick Grainville, Frédéric Mora, Laure Belloeuvre, René de Ceccatty, Bertrand Visage et Vincent Message - Photo Olivier Dion

L’édition en petit comité

Quatre-vingt-dix ans après la création du premier comité de lecture, en 1925 chez Gallimard, ces rituels restent un rouage essentiel de la machine littéraire française. Mais plusieurs maisons préfèrent s’en passer. L’évolution de la littérature, l’émergence de petits éditeurs dynamiques, l’accélération des processus éditoriaux, la modernisation des jurys des prix littéraires tendent à réduire leur rôle. 

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Par Daniel Garcia
Créé le 21.10.2016 à 01h30 ,
Mis à jour le 21.10.2016 à 08h38

En période de rentrée littéraire, on ne compte plus les reportages dans les services des manuscrits des grandes maisons, qui ouvrent volontiers leur porte pour raconter l’histoire touchante du manuscrit arrivé par la poste et "sélectionné" par les membres du comité de lecture. Mais la part des manuscrits ainsi publiés est de l’ordre de un pour mille. Par des temps de restriction budgétaire, pourquoi les grandes maisons littéraires continuent-elles d’entretenir des comités de lecture d’une douzaine de membres, sinon plus, rétribués quand ils ne sont pas déjà salariés de la maison, pour ne sélectionner qu’un manuscrit tous les quatre printemps ?

"C’est une instance de validation et de réflexion. Il ne s’agit pas seulement de dire oui ou non à un texte, mais de savoir si la maison saura le défendre." Anna Pavlowitch, Flammarion- Photo OLIVIER DION

La conclusion s’impose d’elle-même : un comité de lecture, c’est autre chose. Mais quoi ? A quoi sert ce "cercle plus grand que sa circonférence", suivant la belle formule de Michel Deguy ? Vouloir creuser la question ferme de nombreuses portes. Chez Gallimard, on a conseillé à Philippe Demanet, le secrétaire du comité, d’observer un devoir de réserve qu’il respecte à la lettre. Chez Grasset, l’éditeur Charles Dantzig annonce : "Le comité étant une réunion confidentielle, je ne réponds à aucune question." Une demande de photographie de la salle du comité n’aura pas plus de succès. Le P-DG, Olivier Nora, décline poliment l’invitation d’une phrase : "La salle n’a aucun intérêt, il s’y passe des choses formidables, mais c’est un bunker sans fenêtre à l’entresol des éditions." Un bunker, bigre !

"Si la littérature n’est pas consensuelle, elle n’est pas non plus négociable. Un manuscrit accepté par six voix contre cinq paraîtra avec cinq poignards plantés dans son dos." Bertrand Py, Actes Sud- Photo OLIVIER DION

Quoique plus diserte, l’éditrice Claire Delannoy, membre du comité d’Albin Michel, rappelle que "c’est un peu là qu’on discute de la tambouille éditoriale et personne n’aime qu’on parle de sa cuisine interne. Alors oui, le comité, c’est secret, même pour les membres de la maison qui n’en font pas partie.""Le culte du secret a toujours été dans les gènes de l’édition, ajoute sa consœur Juliette Joste, membre du comité Grasset, mais c’est vrai que celui qui entoure le comité alimente la machine à fantasmes. En vérité, ce n’est pas une boîte noire aussi fascinante que certains l’imaginent."

C’est Gallimard qui a lancé l’institution. Le comité de lecture y a été créé, en 1925 par Jean Paulhan, à la mort de Jacques Rivière, l’un des fondateurs de la NRF. "C’est le premier sous cette forme et assurément le plus célèbre en raison du renom de la marque, décrypte l’historien de l’édition Olivier Bessard-Banquy. Mais toutes les maisons ont dû s’organiser pour trier les textes, peu ou prou de la même manière, en confiant des textes à des lecteurs remettant des notes. L’existence d’un comité donne seulement l’illusion d’un pari possible ou d’un tri républicain. Dans les faits, Gaston Gallimard tranchait exactement comme les gens de chez Ollendorff avant lui, sauf qu’au lieu de se fonder uniquement sur des notes écrites il écoutait les plaidoyers des uns et des autres pour ou contre la publication." En près d’un siècle, le comité de lecture de Gallimard, qui se réunissait autrefois tous les mardis et siège désormais un jeudi par mois, a vu défiler en son sein certains des auteurs français les plus célèbres. Grasset et le Seuil sont aujourd’hui les deux autres grandes maisons dans lesquelles un comité de lecture fonctionne sur le même modèle, mêlant éditeurs et auteurs, dont certains appartiennent accessoirement à des jurys littéraires.

Monarchique ou républicain

Trois comités, trois styles. Michel Braudeau, qui a fréquenté celui du Seuil dès la fin des années 1960, du temps de Paul Flamand, et siège depuis 1994 chez Gallimard, compare : "Au Seuil, c’était un comité républicain, tout le monde parlait à tour de rôle, parfois en même temps. Flamand jouait les modérateurs sans imposer sa façon de voir. Chez Gallimard, c’est monarchique : Antoine gouverne, les membres du comité sont les conseillers du prince. Mais comme c’est une monarchie éclairée, c’est plutôt agréable ! Et puis Philippe Sollers est là pour mettre de l’ambiance." Chez Grasset, un éditeur préférant garder l’anonymat raconte que "le comité, qui se réunit un lundi sur deux, est plus bavard et mouvementé que chez Gallimard. Le système est aussi à caractère monarchique, mais moins ritualisé."

Chez Albin Michel, "le comité tient autant du comité de lecture que du comité éditorial", souligne Claire Delannoy. L’assemblée, qui se réunit tous les mercredis matin, ne regroupe qu’une dizaine d’éditeurs maison et les dirigeants, Francis Esménard, Richard Ducousset et parfois Guillaume Dervieux. "Nous n’y parlons que des manuscrits déjà en lice, mais sujets à discussion : nouveaux auteurs, manuscrits posant problème, auteur qui a changé de genre… Si un auteur confirmé s’est attaqué à un sujet moins porteur, nous parlons tirages, chiffres de vente, etc.", précise l’éditrice. Chez Flammarion, Anna Pavlowitch, à la tête du pôle littérature générale, a tenu à ressusciter le comité, qui n’existait plus sous Teresa Cremisi. Comme du temps de Françoise Verny, il accueille, tous les mardis après-midi, les éditeurs maison, la responsable de la presse, Soizic Molkhou et, nouveauté, le directeur du marketing littérature et sciences humaines, Nicolas Watrin, mais pas d’auteurs. "C’est une instance de validation et de réflexion, explique Anna Pavlowitch. Il ne s’agit pas seulement de dire oui ou non à un texte, mais de savoir si la maison saura le défendre. Aujourd’hui, publier un livre, c’est mobiliser une chaîne de désirs, d’énergie. Il faut d’abord "embarquer" la maison. C’est ce qui se joue en comité." Bien sûr, chez Flammarion comme ailleurs, les textes des grands auteurs maison ne passent plus en comité. "Quand je reçois le manuscrit de Serge Joncour, je me contente d’informer le comité de la bonne nouvelle", raconte Alix Penent, chargée des romans français.

Et puis, il y a les maisons sans comité. Par tradition, comme Fayard ou Stock, ou par choix délibéré. "Un comité ? Surtout pas !, s’exclame Sabine Wespieser. C’est le lieu de l’hybridité, or, j’ai précisément créé ma maison pour éviter la négociation. Chez Gallimard, le comité a du sens, ne serait-ce que parce que la maison a été construite par un groupe de personnes. Mais dans une petite structure comme la mienne, le catalogue est le reflet des choix de son créateur." Actes Sud non plus n’a pas de comité. En fait, il y en avait un les premières années, qui se réunissait le premier lundi de chaque mois et dont le secrétaire était Bertrand Py, aujourd’hui directeur éditorial. Mais, en 1985, Actes Sud découvre Nina Berberova : "Je me souviens du jour où nous avons proposé en lecture, car il était arrivé tout traduit, le texte de L’accompagnatrice. Un membre du comité s’est exclamé : "On le lira plus tard, ce n’est pas la peine si vous avez décidé."" Trente ans plus tard, Bertrand Py s’en étrangle encore : "La peine ? Vous avez bien dit la peine de lire ? Que montre cette anecdote ? Tout simplement que l’enjeu du comité, ce n’est pas la lecture, c’est le pouvoir de décision. Il engendre toutes sortes de comportements biaisés, d’alliances plus ou moins durables, de lobbying interne. Cette même année 1985, nous nous sommes débarrassés de toute idée de comité. Depuis, on s’en passe très bien !" Bertrand Py a aussi une autre raison de refuser un comité de lecture : "Si la littérature n’est pas consensuelle, elle n’est pas non plus négociable. Un manuscrit accepté par six voix contre cinq paraîtra avec cinq poignards plantés dans son dos. Bonne chance à lui !"

 

Multiplicité des voix

"Je peux comprendre la logique développée par Bertrand Py, rétorque Frédéric Mora, directeur éditorial pour la littérature française au Seuil, mais je suis convaincu inversement que plusieurs avis sur un manuscrit constituent une force, une richesse.""C’est la garantie de la multiplicité des voix, des esthétiques", confirme Michel Braudeau chez Gallimard. Et dans le cas d’un manuscrit "clivant", "on peut compter sur la loyauté des membres du comité, assure Georges-Olivier Châteaureynaud, secrétaire du Renaudot et membre du comité Grasset. Et puis, il y a un arbitre, Olivier Nora. Il écoute les uns et les autres, et tranche en dernier ressort. Sa décision emporte toute la maison." La loyauté est également de mise au Seuil, si l’on en croit Frédéric Mora. "Ce n’était pas forcément le cas dans notre histoire récente, mais aujourd’hui, la maison est tenue, incarnée par Olivier Bétourné. Je puis vous jurer qu’en cas de manuscrit clivant il n’y aura pas de séquelles."

Une chose est sûre : même les comités les plus littéraires ne parlent plus uniquement de littérature. "Quand Antoine Gallimard prend la parole pour expliquer que le précédent livre de tel auteur s’est vendu à 300 exemplaires, ça jette un froid. Un froid distingué, mais un froid quand même", raconte Philippe Sollers. Le phénomène n’est pas complètement nouveau. Mais "aujourd’hui, on se dit que c’est ça, la littérature, déplore Claire Delannoy chez Albin Michel. Les chiffres sont parfois si bas que ça ne nous étonne plus et que, en même temps, ça ne nous empêche plus non plus de publier. C’est, si j'ose dire, l’heureux paradoxe de l’époque."

De vrais comités… et un faux

 

Jacques Brenner et Michel Deguy ont chacun livré des anecdotes truculentes sur les comités de lecture auxquels ils ont participé.

 

Longtemps, je me suis hâté de bonne heure, l’après-midi du mardi, vers la rue Sébastien-Bottin…" Ainsi commence Le comité, un pamphlet de Michel Deguy paru voici près de trente ans et qui demeure le principal témoignage, à charge, sur le comité de lecture de Gallimard. Culture du secret oblige, les comités de lecture ont échappé à la chronique littéraire. Outre l’ouvrage de Michel Deguy, seul le Journal de Jacques Brenner (Fayard) donne une idée de leur fonctionnement, en l’occurrence celui de Grasset.

Michel Deguy- Photo J. ROBERT

Entré chez Grasset à l’automne 1969, pour s’occuper du service des manuscrits, Jacques Brenner constate, dès le 14 janvier 1970, inspiré par l’inimitié du directeur littéraire, Yves Berger, pour Dominique Fernandez, qu’"un comité de lecture est souvent une réunion de gens qui non seulement ont des goûts différents - ce qui est d’ailleurs souhaitable -, mais qui ne s’aiment pas". C’est surtout sur la "cuisine des prix", dont Brenner raffole, qu’il est le plus disert. Le 4 juin 1975, il explique : "Au comité, on établit les premiers plans de bataille pour la rentrée. "Nous avons trois bouquins à pousser", dit Berger. Il ajoute : "Nous avons eu le Renaudot l’an dernier, mais pourquoi ne pas l’avoir deux années de suite ?" Pour que la maison ait ses chances au Renaudot, on publie un roman de Bosquet (qui est du jury) et un autre de Boris Schreiber, qui avait eu de mauvais rapports de lecture mais qui est le protégé de Fouchet (qui est du jury)."

La note la plus désopilante est datée du 6 mars 1979 : "Berger a inventé une drôle de comédie. Comme Pierre-Jean Launay [juré de l’Interallié, NDLR] voudrait faire partie du comité de lecture et que sa présence n’y paraît pas souhaitable, on organise maintenant pour lui un faux comité, une fois par mois, où on le laisse parler des manuscrits qui ont retenu son attention, mais dont on devine qu’ils sont impubliables."

"Chirurgiens amateurs"

Michel Deguy fut, lui, invité à siéger en 1960, à 30 ans, au comité Gallimard, Gaston Gallimard le croyant un jeune auteur prometteur. Mais Deguy s’adonne à une poésie hermétique et à un vocabulaire jugé abscons (dans la maison, on l’appelle "Monsieur Catachrèse") qui lasseront Claude Gallimard, lequel met fin brutalement à ses fonctions en 1986. De dépit, Michel Deguy rédige Le comité, un "portrait de l’auteur en gai ressentiment", refusé par toutes les grandes maisons (qui se délecteront néanmoins du manuscrit) et publié loin de Paris, par les éditions Champ Vallon. Sur Michel Tournier, Deguy se déchaîne : "Je me rappelle le temps où les premiers romans de Michel Michel, présentés par Dominique Aury, étaient discutés en comité ! "Il devrait raccourcir le II, refaire le IV, s’amputer du VII ?" […] Jusqu’au jour où, devenu célèbre (prix Goncourt, puis juré Goncourt), il opposa un non définitif à tous ces chirurgiens amateurs. […] Au comité, il entre, il ne dit bonjour ni au revoir ; il a en main un album de photos de Michel, ou un dossier de presse relatif à Michel. Il questionne modestement son voisinage sur la qualité de ses portraits. […] Après [le comité], il s’attarde avec Claude, Antoine […], le directeur commercial. Il parle des tirages de Michel."

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