2 avril > Roman France

Bernard Noël a longtemps buté sur ce "Nous". Dans le cycle des monologues autour des pronoms personnels, sa "petite "comédie humaine"", entamé il y a de nombreuses années déjà, la première personne du pluriel résistait. "Le Nous me paraît impraticable dans l’état actuel du monde", disait-il dans un entretien, repris dans La place de l’autre, le troisième volume de ses Œuvres dont P.O.L a entrepris la publication depuis 2010.

L’écrivain de 84 ans, expérimentateur de toutes les formes, a finalement choisi la fable. Abstraite d’abord, désincarnée, au début d’un récit qui devient presque un thriller, dans lequel le "Nous" prend peu à peu corps. Une fable politique à la fois précisément ancrée dans une actualité contemporaine mais qui brouille les filiations, les ressemblances. "Nous" - premier et dernier mot du livre - est ici un groupe de militants d’un mouvement révolutionnaire qui ne croit plus à la Révolution. Ni aux lendemains qui chantent. "Nous ne faisons pas confiance à la révolte car elle n’est qu’un mouvement sentimental tout juste capable de raturer un instant le doute et la douleur. Nous savons qu’elle ne conforte pas le Nous, qu’elle l’exalte seulement, et en réalité le fatigue." Sur fond d’illusions perdues, le collectif s’interroge sur la nécessité d’une cérémonie d’engagement, manquée par "un acte irrémédiable", un "sacrifice". L’occasion arrive sans préméditation quand, à l’issue d’une manifestation, un policier est pris en otage puis accidentellement abattu. Dès lors, l’action change de mode opératoire à défaut de changer de cibles. Nous devient "Nous-Quatre", le Nous qui prend les décisions, anime un mensuel, façade qui dissimule la discipline clandestine nécessaire à l’organisation d’attentats derrière de classiques activités d’opposition de "bons militants gauchistes".

Mais si le mouvement emprunte certains éléments familiers de l’engagement collectif et de l’action directe aux groupes de lutte armée des années 1980 notamment, il carbure non plus à l’espoir mais à une énergie du désespoir qui semble devoir trouver sa forme accomplie dans la préparation d’un attentat suicide, "l’attentat final" qui serait "la protestation exemplaire". Pourtant, les impasses - sur le sens, l’efficacité de l’action, la valeur et la résistance du groupe - surgissent à nouveau au cœur de cette "solidarité désespérée". "La pratique obstinée du Nous exprime une sorte d’espoir naturel : celui d’une solidarité non tributaire de ses propres échecs." Bernard Noël nous entraîne dans ce "gouffre noir où se fracassent et s’annulent les contradictions", dans une violence de vertige, avec ce grand calme doux et tragique qui est l’expression paradoxale de son engagement.

Véronique Rossignol

15.04 2015

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