Disparition

Nicolas Neumann, directeur éditorial de Somogy (le 29/09/2014) :

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“Jean-Jacques Pauvert faisait partie des derniers rares éditeurs à savoir lire et écrire. J'ai travaillé avec lui sept ans, une éternité me disaient certains de ses anciens collaborateurs. Jamais l'éternité ne m'a paru si brève ! J'avais dix-neuf ans et je débutais à peine dans le métier. J'ai fait sa connaissance durant la Foire de Francfort, en 1983. Il tenait avec Vladimir Dimitrijevic, autre légendaire éditeur, d'étincelantes conversations, sur Joseph de Maistre notamment, et recherchait, me dit-il à brûle-pourpoint, un collaborateur pour sa dernière structure en date, la marque "Jean-Jacques Pauvert et Cie" - qu'il ne fallait surtout pas confondre avec "Pauvert", devenue propriété d'Hachette. C'est ainsi que quelques années plus tard, il rééditerait, avec Claude Durand, les Œuvres complètes de Sade, dont le premier volume d'introduction par Annie Le Brun Soudain un bloc d'abîme, Sade, paraîtrait donc sous la marque J.J. Pauvert (lui !) chez Pauvert (Hachette...). Cela l'amusait beaucoup et à ceux qui s'inquiétaient de cette dénomination paradoxale il répondait, rassurant et un peu agacé, que rien n'était plus limpide...

Nous avons donc, lors de cette première rencontre, à Francfort, beaucoup discuté littérature et poésie. Je fus frappé de son évidente satisfaction lorsque je lui appris que j'avais, l'année passée, abandonné l'hypokhâgne au profit de l'édition. Lui-même, j'allais vite le comprendre, ne croyait guère aux diplômes, n'ayant pas le bac qui ne lui avait jamais manqué. Il faisait bien plus confiance à l'orthographe, à la grammaire ainsi qu'aux tables de multiplication. Devant mon air abasourdi j'imagine qu'il fut pris d'un doute affreux et entreprit alors une interrogation en règle. Je dû réciter mes tables et ce n'est qu'à la suite de cette épreuve, agrémentée d'une très traditionnelle dictée, que je fus engagé.

Bien sûr Jean-Jacques Pauvert restera "l'homme de Sade", son éditeur au XXe siècle et le premier sous son nom – il en était justement fier. Ce fut également, il ne faudrait pas l'oublier, un grand écrivain et c'est un bonheur de relire les volumes de son Anthologie historique des lectures érotiques qui valent autant – et parfois même davantage – par leurs notes et présentations savantes  que par les textes eux-mêmes. Quant à ses multiples préfaces, merveilles d'érudition et d'informations inattendues, elles mériteraient à elles seules une édition. Il y travaillait souvent avant l'aube, entre cinq et sept heures (je l'ai toujours connu grand matinal) et je pouvais aller les chercher à son domicile dès huit heures, quai Voltaire ou rue des Ciseaux. Et que personne ne me dise que l'éditeur qui eut le plus à lutter contre la censure n'a pas choisi ces deux adresses sans malice, la première portant le nom d'un illustre défenseur de la liberté d'expression et la seconde de l'instrument préféré des censeurs.

Ce fut évidemment aussi l'éditeur ou le rééditeur des Surréalistes, des textes érotiques les plus surprenants mais aussi d'Erkmann-Chatrian, de la correspondance de Madame de Staël ou, parmi des centaines de surprises, d'une très inattendue Histoire de l'Ecole alsacienne.

Son catalogue restera celui d'une curiosité universelle, insatiable, gourmande et un peu ironique.

De ces années, tant de souvenirs m'assaillent que j'éprouve quelques difficultés à choisir celui qui résumerait le mieux l'homme et l'éditeur.

Il me semble qu'il s'agirait peut-être cette réponse un peu rêveuse qu'il lança à je ne sais plus quel interlocuteur péremptoire et qui s'entendit rétorquer doucement, de sa voix reconnaissable entre mille, un peu aiguë,  "et si ce n'était justement pas l'inverse" ?

Il n'y avait là nulle provocation de la part de Jean-Jacques Pauvert mais une manière sincère et intime de toujours remettre en question les vérités les mieux établies, au risque de déplaire mais aussi de trouver ce que personne ne cherchait. Son fils Mathias, tragiquement disparu, avait hérité de cette manière de voir et de penser tandis que les maquettes de sa fille Corinne témoignaient du même don naturellement anticonformiste. Il faut espérer que le XXIe siècle continue de voir œuvrer des éditeurs de cette trempe.”

Florence Sultan, directrice générale de Calmann-Levy (le 29/09/2014):

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“Jean-Jacques Pauvert n'hésitait pas à donner leur chance aux vieux auteurs – Sade avait plus de deux cents ans quand il l'édita officiellement en 1947– aux nouveaux écrivains mais aux très jeunes éditeurs également.

C'était l'homme des coups de cœur et des paris. C'est ainsi qu'il m'engagea en 1985, comme attachée de presse, métier que de ma vie je n'avais exercé auparavant, n'en ayant d'ailleurs exercé aucun jusqu'alors, à peine sortie d'études de droit. Cela ne sembla pas du tout le gêner, au contraire. Je ne serai pas déformée, me dit-il. Ce qui signifiait qu'il allait pouvoir me former, ce qu'il fit sans que je m'en aperçoive.

À lui seul il valait tous les masters et quelques Universités. C'est Nicolas Neumann qui nous avait présentés et je fus surprise de la modestie des bureaux du 2 bis rue Bénard dans le XIVe arrondissement, de l'exiguïté monacale du sien. Il n'était pas l'homme de l'ostentation et s'habillait d'un éternel costume sombre de velours côtelé aussi reconnaissable que ses favoris, sa moustache et son sourire plein de malice. Un peu plus tard, son fils Mathias allait rejoindre cette équipe resserrée et je me souviens de l'extraordinaire proximité intellectuelle du père et du fils.

Nous étions tous réunis dans la même complicité admirative devant Jean-Jacques, qui aurait pu nous demander la lune. Ce qu'il faisait à sa manière car nous aurions détesté le décevoir, lui l'archétype de l'éditeur de légende : un manuscrit d'une inconnue reçu par la poste l'intriguait ? Il l'emportait, le lisait parfois dans la nuit et, le lendemain, l'appelait, tandis que la secrétaire devait d'urgence préparer un contrat. Annie Le Brun irradiait-elle le plateau d'Apostrophes de sa présence et de son intelligence ? Il lui faisait aussitôt porter un bouquet de fleurs et n'allait pas tarder à devenir son nouvel éditeur.
Sans doute appartient-il à une époque ou un "franc-tireur" pouvait décrocher le prix Goncourt. C'est l'un des derniers géants de ce temps là qui vient de disparaître, et que nous allons tous regretter.”

Frédéric Martin, fondateur du Tripode (le 28/09/2014) :

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“Jean-Jacques Pauvert s'est éteint hier, à l’âge de 88 ans. Il fut un des plus grands éditeurs français du siècle dernier. Plaçant l’esprit de liberté au plus haut, se moquant de la censure et des manuels de savoir-vivre, il a révolutionné le monde de l’édition par la force de ses choix, sa fidélité aux textes qu’il aimait et la beauté graphique de ses livres.

Il nous laisse une bibliothèque idéale, vivante, qu'il construisit durant plus d'un demi-siècle. On y trouve entre autres Sade, Breton, Darien, Roussel, Genet, Bataille, Hardellet, Aury et Annie Le Brun, ainsi que deux monuments  sur lesquels il travailla durant deux décennies : une Anthologie historique des lectures érotiques en cinq volumes (Stock, 1985-2000) et une biographie de Sade dont il fit une ultime version l'année dernière (Sade vivant, Le Tripode, 2013). Ses mémoires sont publiés aux éditions Viviane Hamy (La Traversée du livre, 2004).

En 1947, à l’âge de 20 ans, Jean-Jacques Pauvert écrivait un bref manifeste sur ce qu’il voulait vivre. Il y ajouta quelques mois après des commentaires ironiques sur la naïveté de la jeunesse et publia le tout sous forme de plaquette. Nous reproduisons l’essentiel de ces deux textes ci-dessous, en témoignant qu’il y aura été fidèle jusqu’au bout.

Il reste pour Le Tripode un père spirituel.

Avec tout notre amour, Jean-Jacques.
 
« Ouvrir un lieu d'asile aux esprits singuliers. »
(extraits de Deux Textes, plaquette éditée en 1947 à l'enseigne du Palimugre)
 
Voilà ce qui s’est passé. On s’était battu pour la liberté d’expression, et puis quand on l’a eue, on n’en a pas profité. Ce n’est pas grave. C’est un oubli. Certains prétendaient qu’on avait seulement oublié de penser. C’est impossible. Des tonnes d’imprimés inondent chaque mois, chaque semaine, le monde des lettres. S’il n’y avait pas un gramme de pensée là-dedans, ça se saurait. Ce n’est pas le cas. Ces gens-là sont plein d’intelligence. Ils en débordent. Le monde des lettres étouffe sous l’intelligence. Il est aux mains des professeurs. L’époque est venue où, loin de contredire la sottise, il s’agit de contredire l’intelligence. C’est Jean Cocteau qui le dit. Et c’est exact. Les professeurs ont beaucoup d’idées. Mais la littérature se fait avec des mots. C’est pourquoi, malgré les apparences, il est si rarement question de littérature, maintenant, dans le monde des lettres françaises. Il y a là une lacune. Si je dis qu’il y a une lacune, évidemment je pense que nous allons la combler. Et réparer l’oubli dont je parlais. Car on s’occupe mal de l’art quand on n’a pas l’esprit libre.

Ne croyez pas que la liberté d’esprit suppose l’indifférence. Nous avons des convictions. Une en tout cas. Nous pensons qu’il n’est pas nécessaire d’être “ engagé” pour s’occuper d’art. Entendons-nous bien. Nous ne voulons pas dire que l’artiste ne doit pas être engagé. Nous disons que son engagement nous est bien égal et qu’il n’entrera pas en ligne de compte quand nous jugerons l’œuvre. Bien sûr, la politique est importante. Mais nous nous occupons d’art. Ça n’a aucun rapport, évidemment.

(...)

Nous n’avons pas envie de nous engager. Nous n’avons pas l’esprit de sacrifice. Nous n’avons pas le sentiment du devoir. Nous n’avons pas le respect des cadavres. Nous voulons vivre. Est-ce si difficile ? Le monde sera bientôt aux mains des polices secrètes et des directeurs de conscience. Tout sera engagé. Tout servira. Mais nous ? Nous ne voulons servir à rien. Nous ne voulons pas que l’on nous utilise. Une pluie de cendres enfouit lentement la terre sous l’ennui et la contrainte. Les hommes, un à un, rejoignent leur affectation dans les troupeaux .Nous, nous sommes les innocents du village. Nous jouons avec les filles, le soleil ou la littérature. Avec notre vie aussi, à l’occasion. Nous en ferons n’importe quoi plutôt que de la porter aux grandes machines à tout utiliser. Il est dangereux d’enlever leur part de soleil aux innocents.

Vous avez cru que les hommes n’étaient plus bons qu’à choisir leur côté de la barricade et encore. Vous avez cru que tout était en place et qu’on pouvait commencer. Cherchez bien. Ne sentez-vous pas qu’il y a encore des êtres dont le bonheur n’est pas dans la servitude. Pour qui la poésie n’est pas encore une arme. Pour qui le merveilleux n’a pas quitté la terre. Les jours de notre vie, nous les sentons qui passent. Heure par heure. Pour toujours. Les jours de notre vie ne vous serviront pas. Avez-vous cru vraiment que tout était réglé ? Avez-vous cru vraiment pouvoir compte sur tout ?

Cette vie menacée, cette vie sans issue, nous sommes encore quelques-uns à en sentir le prix. La vie est trop précieuse pour être utilisée.

Je m’excuse. Je m’égarais. Mais il n’est jamais inutile de dire ce qu’on pense. Et ne croyez pas, à ce sujet, que je vienne de définir la tendance d’une équipe J’ai choqué profondément plusieurs de mes camarades. Ils vous le diront quelques pages plus loin. Si j’ai une conviction, ce n’est pas pour l’imposer. À l’heure où les deux camps battent le rassemblement derrière leurs murailles, j’ai voulu accueillir les esprits déserteurs. J’ai voulu accueillir les esprits libérés. Existe-t-il encore des journaux sans consignes ? Peut-on trouver encore des artistes sans haine, ou sans soumission ? Des créateurs solitaires, des poètes sans parti ? Il fallait bien leur donner refuge quelque part.

 Ouvrir un lieu d’asile aux esprits singuliers.
 
(...)
 
Moi, dans vingt ans, j’en aurai quarante. J’aime bien aller jusqu’au bout de ce que je pense. ça m’a amené à avoir des principes. Bien sûr, Dieu n’existe pas. Évidemment, rien n’a de raison d’être. Alors il faut bien que je prenne tout ça en main. Je choisis de vivre. Je m’appelle Jean-Jacques Pauvert. Je vais construire ma vie sur mes idées. Sur le goût de l’élégance, de la civilité, de l’art. Sur le respect de la parole donnée. Sur le mépris de choses trop nombreuses pour que je les dise. Et je fais imprimer ceci pour que, quand j’aurai quarante ans, si je n’ai pas tenu, il y ait autour de moi pour se marrer beaucoup de petits camarades qui ne me vaudront pas.

Achevé d’imprimer en février 1947 sur les presses de l’imprimerie Van Daele à Paris.”

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