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L’état d’urgence a été décrété et est en passe d’être prolongé, voire sanctifié, aux motifs qu’il faut lutter contre la barbarie. Ce régime juridique consiste surtout à nier les garanties juridiques qu’offre d’un Etat démocratique et moderne, et emprunte diablement aux mécanismes qu’il est supposé combattre. 

Le droit français - déjà très contraignant puisqu’il malmène et contredit par des centaines de textes spécifiques le principe de liberté d’expression - prévoit en effet des périodes particulières, décidées officiellement par les plus hautes instances de l’État, telles que « la guerre », l’« état de siège », l‘ « état d’urgence », ainsi que le régime de l’article 16 de la Constitution (qui confère les « pleins pouvoirs » au président de la République)… permettant tous une censure aisée.

En cas de crise majeure ou de conflit, le régime juridique français permet ainsi, assez facilement, de faire primer le secret sur le droit à l’information.

Rappelons que le régime de l’état d’urgence existe depuis la loi du 3 avril 1955, qui a été votée… lors de sinistres balbutiements de la Guerre d'Algérie.

Il peut être mis en œuvre « soit en cas de péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique ». Il est instauré par un décret pris en conseil des ministres pour une durée maximale de douze jours. Au-delà, il ne peut être prolongé que par le vote d’une loi.

Parmi la palette de mesures dont ils disposent, le ministre de l’Intérieur ou les préfets peuvent « ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion », tout comme « les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre ». S’y ajoute la possibilité de prendre « toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ainsi que celui des émissions radiophoniques, des projections cinématographiques et des représentations théâtrales »…

Lors de son discours devant le Congrès réuni à Versailles, lundi 16 novembre 2015, François Hollande a annoncé qu’il allait proposer de placer la notion juridique d’état d’urgence dans la Constitution. Ce qui ne devrait pas faciliter la critique.

Créé en 1955

Car rappelons aussi que, de sinistre mémoire, l’état d’urgence a été utilisé durant peu de périodes de la Vème République, depuis sa création, en 1955 et que le résultat n’est guère encourageant.

L’état d’urgence a surtout été invoqué à plusieurs reprises sur le territoire de l’ « Algérie française », entre 1955 à 1961, parfois jusqu’à douze mois d’affilée. Grâce à cela, la censure s’est installée en même temps que la guerre et la torture.

Le premier livre visé a été l’ouvrage de Colette et Francis Jeanson, L'Algérie hors-la-loi, publié aux Editions du Seuil en décembre 1955, et qui a fait l’objet d’une ordonnance de saisie le 14 janvier 1956 « sur arrêté du préfet d’Alger pour atteinte à la sûreté intérieure de l’Etat ».

Le livre tenait des propos qui ne pouvaient qu’effrayer les partisans de l’Algérie française : « Ce n’est pas être défaitiste, ni anti-français, que de vouloir regarder en face une situation où se trouve inscrite pour la France, et depuis un certain temps déjà, sa totale défaite ». Le livre de Jeanson concourait à l’engagement de français aux côtés des indépendantistes algériens.

Il y a eu aussi le cas d’Henri Alleg, directeur d’Alger républicain, « seul quotidien ouvrant ses colonnes à toutes les tendances de l’opinion démocratique et nationale algérienne », interdit de parution en septembre 1955.

Alleg, membre du Parti Communiste algérien, a multiplié tentatives et démarches pour essayer de faire reparaître son journal, mais en vain. La tension devenant de plus en plus vive, les menaces d’internement de plus en plus pressantes, Alleg a décidé de passer à la clandestinité en novembre 1956.

Activement recherché, comme la plupart des membres du PC algérien, Alleg a été arrêté, le 12 juin 1957, par les parachutistes de la 10e D.P., qui l’enferment à El-Biar, dans la banlieue d’Alger. Il y a séjourné un mois entier, soumis à des conditions de détention atroces. Il a été torturé, à l’eau, au feu et à l’électricité. Il  a tenu le choc, préparé à l’idée de la torture lorsqu’il vivait dans la clandestinité ; mais aussi, écrivait-il dans La Question, « Chaque coup m’abrutissait davantage mais en même temps me raffermissait dans ma décision : ne pas céder devant ces brutes qui se flattaient d’être des émules de la Gestapo ».

Fin août 1957, Alleg a été transféré à « Barberousse », une prison d’Alger. Il a décidé d’écrire le récit des sévices qu’il a endurés. Le manuscrit est arrivé en France grâce à la complicité de ses avocats.

Des éditeurs en première ligne

D’abord proposé aux éditions Julliard, le récit d’Alleg s’est retrouvé entre les mains de Jérôme Lindon, qui a expliqué les conditions de publication de l’ouvrage à Benjamin Stora (Une censure de guerre qui ne dit pas son nom. Algérie, années 60) : « Je reçois Madame Alleg qui m’apporte le manuscrit Interrogations sous la torture. Je m’interroge sur la publication, sur les moyens de savoir si cela va marcher. De toute manière, à cause des noms cités, des officiers impliqués, je vais être mis en difficulté, attaqué en justice. Un procès aura lieu à Alger, je serai condamné, avec le risque de la faillite financière, la mise au chômage des personnes qui travaillent avec moi et les jeunes auteurs privés d’un éditeur. Mais en même temps je me dis : ce livre est vrai, c’est du domaine de l’écriture, c’est une écriture qui ne ment pas. Je prends, seul, la décision de le publier ». 

Le 12 février 1958, La Question (c’est Lindon qui a rebaptisé l’ouvrage) a été diffusé pour la première fois au cours d’une conférence de presse du Comité Maurice Audin. 60 000 exemplaires sont vendus en quelques semaines.

Le livre a donc déjà connu un impact considérable, lorsqu’il a été l’objet d’une saisie, le 27 mars. Celle-ci a été commise au nom de l’article 30 du code de procédure pénale, qui permettait au préfet de bloquer, à titre provisoire, les ouvrages délictueux constituant une atteinte à la sûreté de l’Etat. Cet article, associé à l’article 25 de la loi du 29 juillet 1881 réprimant la provocation des militaires à la désobéissance a été fréquemment utilisé au cours de la guerre d’Algérie.

La Question a cependant continué d’être diffusé, notamment dans Témoignages et documents, son interdiction ayant également fait l’objet d’une « adresse solennelle à Monsieur le Président de la République » signée par Malraux, Martin du Gard, Mauriac, Sartre. Ils ont demandé que « la lumière soit faite dans des conditions d’impartialité et de publicité absolues, sur les faits rapportés par Henri Alleg » et sommant « les pouvoirs publics, au nom de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de condamner sans équivoque l’usage de la torture. »

Livre-choc, La Question a été le symbole du récit d’une guerre d’Algérie que les différents pouvoirs, de gauche comme de droite, ont toujours essayé de masquer. Après la parution de ce livre, la censure a de plus en plus resserré son étau, même si, comme l’a fait remarquer Benjamin Stora, les éditeurs se trouvent confrontés à « l’incohérence de l’attitude des censeurs, confrontés à un état de guerre que l’on se refuse à qualifier clairement ».

Les deux éditeurs ayant subi les interdictions les plus nombreuses ont été sans aucun doute Jérôme Lindon, pour les éditions de Minuit, et François Maspéro. Entre 1958 et 1962, vingt-cinq livres ont été saisis, dont treize édités par Maspéro. Le critère essentiel de saisie a été la critique de l’armée dans sa méthode d’intervention en Algérie, toujours qualifiée de « pacification ». Il ne convenait donc pas de traiter dans un ouvrage de la torture, des crimes de l’armée française, de la colonisation, des harkis, des militants du FLN condamnés à mort, des procès falsifiés par une justice aux ordres d’un Etat tyrannique, de la désertion considérée comme un salut public…

Cependant, lorsque les ouvrages ont été saisis, les procès n’ont pas nécessairement lieu, et leur instruction pouvait s’étendre à des délais infinis. « En fait, déclarait Jérôme Lindon, si je me retrouvais inculpé pour chacun des livres saisis, l’instruction n’allait jamais jusqu’au bout. Un seul procès a eu lieu, pour le Déserteur ».

De Nouvelle-Calédonie à Paris

L’état d’urgence a ensuite été appliqué à la Nouvelle-Calédonie, pendant presque six mois, ou encore, en 2005, lors des émeutes des cités françaises.

Le décret qui a instauré l’état d’urgence à compter du samedi 14 novembre 2015, à minuit, s’applique « sur le territoire métropolitain et en Corse ». Et il existe un deuxième décret qui vise « l’ensemble des communes d’Ile-de-France », et prévoit notamment la faculté d’ordonner la fermeture provisoire de salles de spectacle.

Dès ce même samedi 14 novembre au soir, David Van Reybrouck, l’auteur de l’époustouflant Congo, une histoire, (prix Médicis Essai 2012), a  publié un texte intitulé « Monsieur le Président, vous êtes tombé dans le piège » : « Le choix extraordinairement irréfléchi de la terminologie que vous avez utilisée dans votre discours de samedi après-midi, où vous répétiez qu’il s’agissait d’un « crime de guerre » perpétré par « une armée terroriste » m’a interpellé. Vous avez dit littéralement :
« Ce qui s’est produit hier à Paris et à Saint-Denis, près du Stade de France, est un acte de guerre et, face à la guerre, le pays doit prendre les décisions appropriées. C’est un acte de guerre qui a été commis par une armée terroriste, Daech, une armée de terroristes, contre la France, contre les valeurs que nous défendons partout dans le monde, contre ce que nous sommes, un pays libre qui parle à l’ensemble de la planète. C’est un acte de guerre qui a été préparé, organisé, planifié de l’extérieur et avec des complicités intérieures que l’enquête fera découvrir. C’est un acte de barbarie absolue. »

Si je souscris pleinement à la dernière phrase, force est de constater que le reste de votre discours est la répétition angoissante et presque mot à mot de celui que George W. Bush a tenu devant le Congrès américain peu après les attentats du 11-Septembre : « Des ennemis de la liberté ont commis un acte de guerre contre notre pays. »

Guantanamo et le Patriot Act sont nés des propos de George W. Bush.

La question nous est donc aujourd’hui reposée : le combat pour la liberté passe-t-il par le déni de celle-ci ?


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