18 août > Roman France

Pluie de balles et bain de sang. L’insouciance de Karine Tuil nous projette d’emblée sur le théâtre des opérations. L’enfer afghan : Romain Roller et ses hommes sont pris dans une embuscade, un de ses meilleurs amis a marché sur une mine. "Plus rien qu’un tronc humain surmonté d’une tête en sang et un nuage de débris poussiéreux… Vous ne serez jamais préparé à chercher ses membres au milieu de la rocaille […] vous ne les retrouvez pas, la nuit va tomber, et pourtant vous ne pensez qu’à ça, le ramener entier, vous y pensez pour ne pas chialer mais au fond du seau vous chialez quand même car vous ne serez jamais préparé à mentir en lui faisant croire que tout va bien, que tout va s’arranger […]." Le narrateur, tel le coryphée de la tragédie grecque, commente et vaticine encore un peu avant de se faire plus discret, laissant les personnages croire à l’illusion de leur libre arbitre tout en précipitant chacun d’eux dans les rets d’un destin implacable. On suit Romain dans un hôtel cinq étoiles à Chypre, sas de décompression après les missions difficiles. De tout ce luxe, il s’en fout, il pense à Farid intubé à l’hôpital militaire. N’arrive pas à trouver le sommeil, traîne vers le bar fermé. Il sent comme une ombre dans son dos. Dégaine son couteau, plaque la présence au sol. Méprise, confusion. Il s’agit de la journaliste et romancière qui les avait suivis pour un reportage. Marion Decker l’excuse. Ils vont fumer sur la plage, bavardent. "L’énigme de l’intime." Romain l’embrasse. Les voilà qui font l’amour dans la chambre de Marion.

La puissance du sexe : Romain est enivré, il n’a jamais connu ça, ne s’est jamais senti autant en vie. Veut tout larguer, Agnès, l’amour de ses 15 ans avec qui il s’est marié et dont il a eu un enfant. Veut revoir Marion, va la revoir. Quant à Marion, elle aussi est troublée, son mariage avec le riche homme d’affaires François Vély bat de l’aile. Issue d’un milieu modeste où il a fallu à tout instant livrer bataille, elle sent se creuser chaque jour un peu plus le fossé entre elle et ce pur produit d’une élite française suffisante. Le drame qui a surgi n’a pas aidé : l’ex-épouse de François s’est défenestrée. Au drame s’ajoute le scandale. François, collectionneur d’art contemporain, a posé pour un magazine assis sur un siège-sculpture en forme de femme noire. On crie au racisme. Les réseaux sociaux se déchaînent. On rappelle que François, dont le patronyme a été francisé, est le petit-fils de l’antiquaire juif Mordekhaï Lévy. Aux vieux réflexes antisémites se mêlent les nouvelles crispations identitaires : les laissés-pour-compte de l’intégration, l’islam radical… Pour calmer le jeu, une conseillère en communication fait appel à Osman Diboula, noir et musulman, conseiller de l’Elysée déchu, et ancien animateur social qui aida Romain dans son adolescence.

Tous les fils d’une intrigue infernale sont posés. Déchirures sociales et meurtrissures intimes : pour son dixième roman, Karine Tuil livre un magistral récit de la fin de l’innocence. Sean J. Rose

24.06 2016

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