Les best-sellers inattendus 1/6

Louis XI, roi des meilleures ventes

O. Dion

Louis XI, roi des meilleures ventes

Le succès, totalement imprévisible, du livre de Paul Murray Kendall est précurseur du tournant idéologique du début des années 1980. Il est à l’origine d’une longue lignée de biographies historiques, encore bien vivace aujourd’hui.

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Par Daniel Garcia,
Créé le 13.02.2014 à 22h38 ,
Mis à jour le 07.03.2014 à 18h50

Le 16 novembre 1974, Fayard fait paraître une épaisse biographie du roi Louis XI (près de 600 pages), traduite de l’américain par Eric Dracon. L’auteur, Paul Murray Kendall, un professeur de l’université de l’Ohio, est parfaitement inconnu en France. Le sujet n’est, a priori, pas sympathique. A l’indice de popularité des rois de France, Louis XI arrive très loin derrière Henri IV, Saint Louis, les Louis numérotés de XIII à XVI, ou même Clovis et Dagobert. Dans l’imaginaire collectif, Louis XI est réduit à cette image d’Epinal que véhiculent les manuels scolaires : celle d’un roi cruel qui enchaînait ses prisonniers politiques dans ses fameuses "fillettes". Brrr ! Si tu t’imagines, fillette, fillette, qu’avec ça, tu vas faire un best-seller, ce que tu te goures, ce que tu te goures. Et pourtant ! Il va s’écouler deux cent mille exemplaires de l’ouvrage de Paul Murray Kendall. L’auteur n’aura jamais connaissance de son triomphe hexagonal : il est mort le 21 novembre 1973, à 62 ans, soit exactement un an avant la parution de la traduction française de son livre.

Paul Murray Kendall, 1911-1973.- Photo OHIO UNIVERSITY

Voilà donc Louis XI orphelin. Et même, doublement. D’ordinaire, face à un tel succès de librairie, les candidats se disputent pour en revendiquer l’honneur. Dans l’édition, comme ailleurs, il ne manque jamais de fantassins pour voler au secours de la victoire. Mais pas cette fois. Six ans après la publication du Louis XI, Claude Durand est nommé P-DG de Fayard. L’une de ses premières décisions est de bâtir un département "biographies historiques". Il fait appel à Denis Maraval, historien de formation, éditeur chez Tallandier. Après un premier aller-retour, Denis Maraval s’installe définitivement chez Fayard en 1984. "Dix ans s’étaient écoulés depuis la parution du livre de Paul Murray Kendall, raconte-t-il. J’ai essayé de retracer son histoire dans la maison. Je n’ai jamais pu savoir qui avait signé le contrat ! Le tirage avait probablement été confidentiel. La suite ne s’explique pas. Ou s’explique très bien, au contraire."

 

La biographie ? Un genre mineur.

Aujourd’hui, cela paraît difficile à croire, mais dans les années 1970, la biographie est un genre méprisé, pour ne pas dire pestiféré. "J’ai commencé mes études d’histoire en 1967, raconte encore Denis Maraval. Nos professeurs nous déconseillaient de lire des biographies. "C’est trop réducteur", nous disaient-ils. S’imaginer qu’un individu puisse exercer à lui seul un rôle dans l’histoire relevait de la plus grande naïveté. Vulgairement, on laissait ça à André Castelot et à son public populaire."

 

Les thèses d’histoire consacrées à des personnages sont très peu nombreuses. La fameuse Ecole des Annales, fondée entre les deux guerres, et qui va dominer toute l’historiographie française du XXe siècle, boude ostensiblement le genre : on reproche à la biographie de célébrer le culte de la personnalité, et d’accorder trop d’importance aux anecdotes et à la vie privée. L’influence, encore prépondérante, du marxisme jusqu’au milieu, au moins, des années 1970, fait le reste : le moteur de l’histoire, c’est la lutte des classes. Et ce sont les masses, qui font l’histoire. Pas les individus. Vouloir écrire la biographie d’un roi, c’est se prosterner devant "les grands". En d’autres termes, aussi bien l’Ecole des Annales que les marxistes s’entendent pour reléguer la biographie dans une sous-catégorie de la classification Dewey : la petite littérature petite-bourgeoise. Ce sont d’ailleurs des "bourgeois" qui règnent sur le genre : André Castelot, déjà cité, ou l’académicien Pierre Gaxotte, auteur, chez Fayard justement, d’une biographie de Louis XV. A l’opposé, l’ouvrage de Pierre Goubert paru en 1966, Louis XIV et vingt millions de Français, est à la confluence exacte de l’influence marxiste et de celle des Annales, et fait référence comme modèle de la biographie antibiographique. Ça, c’est de la vraie histoire !

 

Les sources, rien que les sources.

Autant dire que le succès du Louis XI de Paul Murray Kendall stupéfie. Car personne ne peut contester son travail d’historien. Il a consacré treize ans à l’écriture de cet ouvrage, pour lequel il a souscrit tout du long au premier des commandements de l’Ecole des Annales : les sources, rien que les sources. Né en 1911, diplômé de l’université de Virginie, Paul Murray Kendall était spécialiste de la fin du Moyen Age. En 1955, il livre une biographie de Richard III, considérée à sa parution comme la meilleure somme jamais publiée sur ce souverain, et qui fait encore aujourd’hui référence dans le monde anglo-saxon. C’est la découverte de documents diplomatiques italiens inédits qui a conduit Paul Murray Kendall à s’intéresser à Louis XI : ces documents, dans lesquels figuraient plusieurs lettres signées du roi, apportaient un regard nouveau sur son règne.

 

La rigueur historique, donc. Mais aussi, l’élégance du style. Car Paul Murray Kendall n’était pas seulement historien : il enseigna également la littérature. Et quand, en France, les universitaires balayaient le genre biographique sous prétexte que c’était "de la littérature", Paul Murray Kendall répliquait, dans The art of biography (un recueil tiré de plusieurs de ses conférences, non traduit en français) : "oui, c’est de la littérature". Même s’il ajoutait que, malheureusement, même les littéraires répugnaient à l’admettre. Pour Paul Murray Kendall, la biographie était un "art" en soi : "Comme le romancier ou le peintre, le biographe façonne ses matériaux pour en tirer des effets." A cette exception près que le biographe, à l’inverse du poète ou du romancier, devait cultiver l’art de l’invisibilité : "Qui irait lire une Ode au rossignol dans le but de se documenter sur les rossignols ? Qui lirait une biographie de Napoléon pour une autre raison que de s’informer sur Napoléon ?"

 

 

Un âge d’or de vingt-cinq ans.

Le Louis XI de Paul Murray Kendall était paru aux Etats-Unis au printemps 1971. Quand, un peu plus de trois ans plus tard, sa traduction est publiée chez nous, le marxisme commence à avoir du plomb dans l’aile. "Un verrou avait sauté. On assisterait bientôt au grand retour de l’individu, au refus d’une histoire sociale envahissante", résume Denis Maraval. En 1978, les très bonnes ventes d’une autre biographie exigeante, encore chez Fayard, le Philippe le Bel de Jean Favier, fait prendre conscience que le succès de Paul Murray Kendall n’était pas un accident de l’histoire : "Il y avait une demande latente du public cultivé, à laquelle les éditeurs ne répondaient pas", reconnaît Denis Maraval. D’où la volonté de Claude Durand d’inverser la vapeur. "Même si je n’aime guère l’expression, nous avons eu la volonté, c’est vrai, d’exploiter un filon", reconnaît Denis Maraval. On connaît la suite : Fayard deviendra la "vitrine" de la biographie historique. Débute un âge d’or qui va durer près de vingt-cinq ans - et qui poussera plusieurs historiens à résipiscence : le Mazarin de Pierre Goubert, paru en 1990, sera une biographie "classique". "Même pour des "petits sujets", des personnages secondaires, nous ne tirions jamais en dessous de dix mille exemplaires. Des ventes de l’ordre de trente à cinquante mille exemplaires étaient monnaie courante. La crise, depuis, est passée par là. En 2003, le Talleyrand d’Emmanuel de Waresquiel, qui totalise à ce jour 70 000 exemplaires vendus, est sans doute le dernier représentant de cette grande époque."

 

Aujourd’hui, Denis Maraval est revenu à ses premières amours, Tallandier, où il éditera, le 20 février, l’autobiographie d’Emmanuel Le Roy Ladurie (Une vie avec l’histoire), lequel… n’a jamais écrit de biographie. Quant au Louis XI de Paul Murray Kendall, il continue de se vendre "à plusieurs centaines d’exemplaires par an", explique David Strepenne, le directeur commercial de Fayard. Le livre est paru au Livre de poche en 1977, mais il était depuis longtemps introuvable dans ce format. Pour les quarante ans de l’ouvrage, David Strepenne promet une sortie en "Pluriel" à l’automne prochain.

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