On ne parle jamais assez de l’éprouvante condition des jurés. Ceux des « prix » (les seuls les vrais, les prix de la Rentrée). On sait qu’ils doivent lire tous ces livres dont ils ne sont pas les auteurs et dont, souvent, ils n’ont que faire, conformément à un très vieux principe. Déjà, vers 1850, Hector Berlioz constatait : « Les hommes de Paris ne lisent que leurs propres livres ». C’était du temps qu’ils les écrivaient eux-mêmes ou prenaient le temps de corriger le travail du nègre. Une personnalité en vue (non, non, je ne donnerai pas de noms) consulte régulièrement son éditeur lorsqu’il doit passer à la télévision ou à la radio pour un nouveau livre. Il n’a bien sûr pas eu le temps de l’écrire (histoire, biographie politique, etc.) et moins encore celui de le lire. Mais il a toujours du temps pour les médias. Son éditeur lui résume donc l’ouvrage, donnant les points forts et les phrases chocs. Bon, c’est une digression. Fermons la parenthèse. Revenons à la triste vie de nos jurés. Outre le fait de lire les livres, de devoir se renseigner sur l’état de la littérature d’aujourd’hui (en général ils ont décroché depuis longtemps et savent encore vaguement des choses qui datent de leur début dans la carrière, voici trente ans), outre le fait de devoir ménager les éditeurs influents – outre tant d’outre ils doivent se ménager les uns les autres comme on les a ménagés, selon le principe évangélique de la vie des jurys. Les jurés, en effet, ne sont pas plus indulgents les uns avec les autres que tout un chacun, mais enfin les jurys - les « grands » jurys – c’est un peu une famille, cooptation aidant. Les éditeurs influents (les mêmes que ci-dessus) développent de surcroît cet esprit de corps comme les compagnies d’aviation qui octroient à leurs chers clients des avantages « privilégiés ». Ne pas avoir la même salle d’attente que tout le monde et voyager en première classe, ça crée une sociabilité. Voici que Camille Laurens leur donne bien du souci – et pas seulement aux jurées du Femina qu’elle vient d’intégrer. La solidarité des jurés est interprix. Tous s’interrogent. Que faire, désormais, avec Tom est mort de Marie Darrieussecq (P.O.L) ? Deux jurés non-Femina – des messieurs – débattaient de la question voici quelques jours : - Bien sûr, elle exagère, Camille Laurens, mais il faut la comprendre, toute cette douleur, vois-tu ? - Ah oui, ah oui, toute cette douleur. - Si l’on sélectionne Darrieussecq, cela blessera Laurens. - Ah oui, ah oui, blessera... blessera… c’est navrant… navrant… - Si l’on écarte Darrieussecq, c’est ennuyeux aussi. On prendrait parti. - Ah oui, ah oui, le Parti. - Non pas le PCF. André Stil est mort. - Ah oui, ah oui, mort… navrant… mort. - Donc Tom est mort … - Mort ? Lui aussi ? - Non je parle du livre de Darrieussecq. Il s’appelle Tom est mort . - Ah , ah oui… navrant… - Ce qui serait bien c’est que le [ici le nom d’un prix, censuré] ou le [ici le nom d’un autre prix, censuré] la sélectionne, comme ça nous n’aurions plus à la sélectionner. Je vais en parler à [censuré] et [censuré]. On leur a tout de même rendu service l’an dernier en les laissant sélectionner Untel qui aurait fait un bien meilleur lauréat pour nous, que Machin. C’était très mauvais Machin pour notre image. Ils nous doivent bien ça. - Ah oui, ah oui… ça, ils le nous doivent… (silence) L’homme aux ah oui, ah oui, reprend : - Dis moi, je n’ai pas eu le temps de beaucoup lire cet été. Il paraît qu’il y a un livre, chez le nouvel éditeur, tu sais Paul – je ne sais plus si c’est Paul ou Nyssen, mais enfin, un nouveau. Celui avec des couvertures blanches, un peu intello, comme Minuit. On dit que ses livres marchent pour le public jeune. Il paraît qu’il y a une histoire pas mal, qui se passe en Australie. C’est bien l’Australie, ça changerait. C’est une destination pour les jeunes, l’Australie. Une histoire d’enfant là aussi, très féminin. Dans le genre. Je ne me souviens plus du titre. - Tom est mort . - Ah oui, ah oui, c’est celui-là ! Oui, oui. Bon, tu l’as lu ? Moi je ne peux pas tout lire. Si ça vaut la peine, je le lis. Le reste, j’attends la sélection. On en sélectionne combien ? - Huit, dix… - Huit, dix… huit, dix… Bon, j’attends la sélection. Je les lis ensuite. Je les aurai lus avant le prix. C’est juré. - Haha, juré ! - Ah oui, ah oui, c’est drôle, ah oui, ah oui. Je n’y avais pas pensé. - Mais je viens de te dire, qu’il y a un problème. Tom c’est le livre de Darrieussecq. - Ah oui… ah oui… Ah, je comprends, maintenant ! Oui je comprends… je comprends… Ils s’éloignent. La littérature est en marche.
15.10 2013

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