J’avais promis d’y revenir. La « Longue Traîne », c’est donc l’une des tartes à la crème du moment, prétendu miracle de la nouvelle économie induite par Internet. En deux mots, de quoi s’agit-il ? « Théorisée » en octobre 2004, dans un article de la revue Wired , la Longue Traîne désigne l’interminable cohorte des petites ventes (entendez : en faible nombre d’exemplaires, voire à l’unité), réalisées par les sites de commerce en ligne du type Amazon, pour des produits parfois anciens, et qui en tout cas n’ont rien à voir avec les blockbusters du moment. Chaque opération, prise en soi, paraît dérisoire. Mais leur accumulation finit par devenir significative en termes de chiffre d’affaires, au point de peser plus lourd que les ventes réalisées par les hits . L’auteur de l’article évoqué en arrivait à cette conclusion : « L’avenir des marchés culturels réside dans les millions de marchés de niche cachés au fin fond du flux numérique ». L’analyse est pertinente s’agissant de produits effectivement dématérialisés et vendus uniquement sous cette forme. Autrement dit, elle vaut, en musique, pour iTunes. Plus le catalogue de ce disquaire virtuel sera étoffé, plus il générera du bénéfice : en matière d’œuvres dématérialisées, le coût marginal de transaction est nul, il ne revient donc pas plus cher d’écouler un disque rare de flamenco, que le dernier Madonna. Et la somme des ventes de musiques « de niche » devient effectivement, au final, aussi intéressante que celle de tous les Madonna, Voulzy et Raphaël réunis. Mais la Longue Traîne se révèle beaucoup moins vertueuse avec des produits vendus encore très majoritairement sous leur forme physique comme le livre. Certes, comme le montrait l’article de Wired , Amazon réalise, en Amérique, mais aussi en Europe, une part significative, sinon majoritaire, de son chiffre d’affaires avec des livres de fonds. Mais cette demande du marché impose à l’opérateur de construire toujours plus d’entrepôts de stockage, et toujours plus grands et gourmands en personnel (Amazon a commencé en avril dernier la construction d’un entrepôt de 75 000m2 chez notre voisin allemand, par exemple), là où la recherche de la rentabilité lui imposerait au contraire de se contenter d’entrepôts de flux. Cette fois, s’agissant de produits physiques, le coût marginal de transaction n’est plus à négliger : vendre le dernier Giesbert sur Chirac, ou un livre paru voici vingt ans et dont Amazon n’écoulera qu’un seul exemplaire dans l’année, ne revient pas du tout à la même chose. Que le chiffre d’affaires soit au rendez-vous, c’est une évidence. Pour ce qui est de la marge, c’est une autre histoire… Il n’en demeure pas moins vrai qu’Internet et la vente en ligne ont dopé le commerce du livre de fonds : les systèmes de recommandation ; l’accès à toutes sortes de bibliographies grâce aux moteurs de recherche… etc, redonnent une seconde vie à des milliers d’ouvrages tombés dans l’oubli, bien qu’encore disponibles — tant mieux pour leurs auteurs. Mais c’est justement là l’autre effet pervers de la Longue Traîne, et le plus redoutable. Toutes ces ventes à l’unité que l’on constate, et qui sont bien réelles, de livres de fonds, n’ont pas généré une croissance globale du marché du livre, qui serait même plutôt en contraction. Elles n’ont pas non plus mordu sur les best-sellers : l’existence de la Longue Traîne ne fait pas vendre un seul exemplaire en moins du Da Vinci Code ou du dernier Mary Higgins Clarke. Pourtant, il faut bien un perdant quelque part : si l’on vend plus d’un côté, dans un marché en stagnation ou en légère régression, c’est qu’on vend moins ailleurs. Des études précises le mettront probablement en évidence un jour, mais il est facile, à l’intuition, de deviner qui est la victime : le marché des nouveautés. Pas n’importe quelles nouveautés : les plus exigeantes, et donc les plus fragiles, mais celles par excellences appelées à devenir le fonds de demain. On peut supposer, par exemple, qu’en sciences humaines, secteur déjà au bord de la crise de nerfs, la Longue Traîne ne fasse que rendre un peu plus périlleux la publication de titres de moins en moins vendus à leur sortie. Au bout du compte, c’est la création intellectuelle qui en pâtirait.
15.10 2013

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