Numérique

Tout juste traduit en France, L’écriture sans écriture : du langage à l’âge numérique de Kenneth Goldsmith, délivre une analyse aussi déroutante que stimulante sur l’évolution de la (re)production de textes depuis l’irruption d’Internet. Publié en 2011 aux Etats-Unis sous le titre Uncreative writings, cet essai est devenu la référence d’un contre-pied aux conventions rabâchées de la "creative writing" et n’a rien perdu de son actualité.

L’hypothèse de l’auteur est que le numérique devrait produire au XXIe siècle le même bouleversement sur la création littéraire que l’invention de la photographie sur la peinture au XIXe siècle. La production de textes est devenue si considérable qu’il devient aussi pertinent de maîtriser, retraiter, détourner, malaxer, réemployer cette masse que d’y ajouter une prétendue création, comme la photo a libéré les peintres de la nécessité de reproduire le réel.

Ancien sculpteur ayant abandonné la matière pour les mots, Kenneth Goldsmith multiplie les références à l’art pour illustrer son propos: l’urinoir détourné en objet d’exposition artistique par Marcel Duchamp préfigure le réemploi en poème de la liste des magasins d’un centre commercial pour symboliser l’aliénation consumériste (Robert Fiterman), de même que la réécriture à peine détournée de modes d’emploi d’appareils électroménagers (Claude Closky), parmi de multiples exemples.

Enseignant à l’université de Pennsylvanie d’un cours dont les étudiants sont notés sur l’absence de toute création originale, l’auteur a payé de sa personne en recopiant sous forme de livre un numéro entier du New York Times (Day, 836 pages, 20 dollars). Il reconnaît que l’essentiel de sa production, poèmes ou autres expériences de prose improbable, ne mérite pas d’être lue, mais a pour objectif d’être discutée et de susciter la réflexion sur l’univers contemporain. Kenneth Goldsmith rappelle que l’ère prénumérique a produit aussi de très nombreuses expériences de détournement (Le livre des passages, Walter Benjamin), ou d’une forme de création mécanique (Cent mille milliards de poèmes, Raymond Queneau). La technologie permet aujourd’hui de multiplier à l’infini ces explorations, au risque de la fumisterie.

Comme l’industrie automobile produit des prototypes non commercialisés, mais qui lui sont néanmoins utiles, ces formes d’écriture n’ont aucune réelle vocation éditoriale, mais constituent une sorte de "recherche et développement" du langage, avec cette réserve que, contrairement à l’art contemporain, elles n’ont pas (encore?) conquis de légitimité intellectuelle. Hervé Hugueny

L’écriture sans écriture : du langage à l’âge numérique de Kenneth Goldsmith, traduit de l’anglais par François Bon. Paru le 15 février chez Jean Boîte éditions. Prix: 24 euros; 242 p. ISBN: 978-2-36568-017-2.

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