10 septembre > Essai France

Ainsi que l’expliquent dans leur postface les auteurs, Véronique Aubouy, cinéaste et artiste, et Mathieu Riboulet, écrivain (prix Décembre pour Les œuvres de miséricorde, chez Verdier, 2012), A la lecture est "un livre-gigogne", "né d’un film, lui-même né d’un livre". Pas n’importe quel film : le tournage, commencé en 1993, en était, fin 2013, à cent huit heures, avec mille cent "acteurs" ! Et pas n’importe quel livre : A la recherche du temps perdu, la "cathédrale de papier" de Proust - ainsi que lui-même définissait son œuvre -, que Véronique Aubouy a décidé de faire lire intégralement par des liseurs célèbres ou anonymes, du monde entier, face à sa caméra, à raison de deux pages et demie, soit six minutes par tête.

Dans ce livre à quatre mains très personnel et très plaisant, où alternent les chapitres dus à l’un ou l’autre, de manière aléatoire, Véronique Aubouy raconte plusieurs de ses tournages, avec émotion et d’humour. Elle évoque ainsi cette Apolline de Mongolie, 18 ans, courtisée par le beau Altansur, saluant ce "livre pour géants". Ou le comédien libanais Nasri Sayegh lisant ses pages sur Balbec à Baalbek. Ou encore Radovka, l’humble traductrice qui a pris quarante trois ans de sa vie quasiment nuit et jour pour transposer la Recherche dans sa langue, et rêve de se lancer dans Contre Sainte-Beuve ! Il y a aussi ces pages inspirées où la cinéaste, écoutant un enregistrement du pianiste Reynaldo Hahn, l’ami de cœur de Proust, interprétant un morceau en 1909, croit entendre la voix elle-même de l’écrivain, si particulière selon ses contemporains.

Mathieu Riboulet, lui, se livre à une exploration intime de l’univers proustien, notamment dans le domaine des mœurs et de la sexualité, avec des résonances dans son propre travail. Il confie au lecteur, par exemple, tenir à son usage exclusif un registre des garçons qu’il a croisés, côtoyés fugitivement, parfois même sans leur avoir parlé, mais dont il n’a jamais tenté séduction ni "conquête". L’entreprise eût réjoui et fasciné Proust, qui eût donné fort cher pour consulter cet anti-catalogue que Riboulet, son lointain épigone, appelle joliment son "registre des laitières" : on découvrira pourquoi page 184 d’A la lecture, dont la lecture, justement, procure au lecteur un plaisir jubilatoire.

S’il a lu la Recherche (le film de Véronique Aubouy s’intitule Proust lu), il sera enchanté de retrouver ici les échos de son admiration, de voir éclairé tel ou tel passage qui lui demeurait mystérieux, de constater combien la lecture de Proust a changé la vie d’une multitude de gens, modifié leur vision de la littérature et du monde. S’il ne l’a pas lue, il ne peut que se précipiter chez son libraire. Chacun d’entre nous, enfin, adorerait lire ses deux pages et demie, en signe de ferveur. J.-C. P.

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