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Saint-Exupéry, le droit moral, la succession et la transaction (2/2)

Saint-Exupéry, le droit moral, la succession et la transaction (2/2)

Les revenus générés par l'œuvre d'Antoine de Saint-Exupéry restent au cœur de batailles juridiques.

Les d’Agay ayant créé des sociétés commerciales afin de gérer différents pans de l’œuvre, la succession de Consuelo a assigné à son tour, en 2010, car elle estimait que leur création "était frauduleuse et avait pour but de le priver de l'exercice de ses droits ainsi que, en augmentant les charges (…) de réduire le montant des redevances devant lui revenir". Elle a en outre demandé à "se voir reconnaître co-titulaires du droit moral et des droits patrimoniaux d'auteur sur l'œuvre" et "copropriétaires des marques déposées (…) ainsi que des noms de domaine enregistrés".

Elle arguait qu’"il n'est pas permis de transiger sur les matières qui ?intéressent l'ordre public; que le principe d'inaliénabilité du droit moral sur une oeuvre de l'esprit est d'ordre public". En conséquence de quoi, elle remettait en cause la convention de 1947 et même si "la transaction avait été volontairement exécutée depuis 1947".

Inaliénables

Elle ajoutait: "l'article 1er de la convention du 29 mai 1947 n'avait pu, selon le droit applicable à l'époque, (…) avoir pour effet de transférer le droit moral de Consuelo, ni même de constituer une renonciation au droit moral que celle-ci détenait sur l'oeuvre de son époux déclaré mort en 1945".

Il faut dire que les droits moraux possèdent certains caractères qui en font des droits beaucoup plus forts que les droits patrimoniaux. Le deuxième alinéa de l’article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle (CPI) énonce tout d’abord que le droit moral est attaché à la personne de l’auteur. Ce qui revient à dire qu’il n’est pas transmissible du vivant de l’auteur. Le même article précise d’ailleurs que les droits moraux sont inaliénables. L’auteur ne peut en être dessaisi d’aucune façon. Il ne peut non plus les céder: toute clause contraire insérée dans un contrat s’avérerait nulle. En revanche, le droit des États-Unis autorise, et même encourage, la cession du droit moral de l’auteur à son co-contractant.

Il ne faut pourtant pas que les éditeurs français se leurrent. Quand bien même l’auteur américain aurait consenti, plus ou moins librement, à certaines modifications de son œuvre aux États-Unis, il reste en droit de demander le rétablissement de ses volontés pour ce qui concerne l’édition française. Il s’agit là d’une simple transposition au milieu littéraire du principe élaboré par la Cour de cassation lors de la "colorisation" du film de John Huston The Asphalt Jungle. Les producteurs américains avaient librement "colorisé" le film. Mais Angelica Huston, l’héritière du réalisateur, a pu faire interdire en France la projection de cette nouvelle version.

Transmissibles

En revanche, le CPI ajoute que les droits moraux sont transmissibles aux héritiers à cause de mort. Il indique par ailleurs les règles de dévolution à suivre en cas de succession. De plus, l’article L. 121-1 de ce code dispose que "l’exercice peut être confié à un tiers en vertu de dispositions testamentaires". Il s’agit là du cas de l’exécuteur testamentaire.

En outre, l’auteur ne peut abandonner ses droits moraux. Aucune clause ne peut lui faire renoncer à l’exercice de ses droits moraux. De son vivant, seul l’auteur est jugé apte à apprécier les conditions morales qui doivent accompagner la diffusion de sa création. Cela signifie que les droits moraux sont à exclure des biens visés par le régime matrimonial comme de toute répartition consécutive à un divorce. Bien entendu, les droits moraux de l’auteur ne peuvent lui être saisis.

Ces dispositions sont entrées en vigueur dans cette formulation après la mort de Saint-Exupéry et l’accord de 1947; mais, pour la Cour de cassation, cela ne change rien au droit préexistant en l’espèce, qui en dispose peu ou prou ainsi depuis fort longtemps.

Eternels

Au terme d’un débat juridique très dense —dont je fais ici l’économie au lecteur—, la Cour de cassation rejette le pourvoi, au motif notamment que "la convention du 29 mai 1947, conférant (…) l'exclusivité du droit moral sur l'oeuvre d'Antoine (…) avait été conclue pour mettre un terme aux différends qui opposaient les parties, et que José Martinez n'en avait pas sollicité l'annulation". Il en résulte "qu'en vertu de l'autorité de la chose jugée attachée à cette transaction, celui-ci était irrecevable à revendiquer la qualité de co-titulaire du droit moral".

Concluons en soulignant que l’article L. 121-1 du CPI précise aussi que les droits moraux sont aussi perpétuels. En effet, ils peuvent être exercés après le décès de l’auteur et après l’extinction de la durée des droits patrimoniaux attachés à son œuvre. Ils sont donc véritablement éternels.

Or, l’oeuvre de l’aviateur est déjà tombée dans le domaine public en 2015 dans beaucoup de pays; et il en sera de même en France en 2032. Toutefois, le droit moral restera lui, invocable, et constituera un enjeu non négligeable, même s’il n’est pas en théorie monnayable. Ceux qui le détiennent peuvent, en revanche, être consultés —et rémunérés à ce titre— si, par exemple, un producteur audiovisuel ou un éditeur numérique voulaient se lancer dans une nouvelle adaptation du Petit Prince, impliquant forcément des aménagements de l’œuvre d’origine. D’où, sans doute, un certain mordant dans cette bataille familiale et successorale autour de cette prérogative. 

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