2 février > Roman Canada > Mordecai Richler

Avec l’édition l’année dernière de Solomon Gursky, aujourd’hui réédité en poche, chez Points, les éditions du Sous-Sol, associées au Canada avec les éditions du Boréal, ont permis que soit enfin considérée en France l’œuvre de Mordecai Richler pour ce qu’elle est : l’une des plus essentielles de ce temps. Richler, c’est le chaînon manquant entre Philip Roth et Saul Bellow. Avec de plus une puissance romanesque qui tendrait plutôt vers celle d’un John Irving. Confirmation en sera amenée avec L’apprentissage de Duddy Kravitz, son premier grand roman, qui bénéficie à son tour d’une nouvelle traduction signée de Lori Saint-Martin et Paul Gagné.

De quoi s’agit-il ? Comme toujours chez Richler, de la vie "bigger than life" d’un héros d’aujourd’hui, un "self-made-man" issu des franges du quartier juif de Montréal et qui, au prix d’un rêve prométhéen, tutoiera un temps les anges. Soit cette fois-ci, Duddy Kravitz donc, fils d’un chauffeur de taxi vaguement maquereau, un sale gosse pour qui nul horizon ne sera assez lointain. Sa vie durant, ou du moins sa jeunesse, il ne sera ni le plus beau, ni le plus séduisant, ni, même au fond, peut-être, le plus intelligent ; mais sûrement celui qui rêve le plus fort. A quoi rêve-t-il ? A courir plus vite que tout le monde et surtout, plus vite que sa condition initiale, sans s’embarrasser d’inutiles principes moraux, bons pour les "gentils" et les bourgeois. Serveur dans un hôtel de luxe, il produira des films pour mariages et bar-mitsva et fraiera plus tard avec le trafic de drogue, sans jamais perdre de vue, toujours soutenu par la très amoureuse Yvette, son objectif ultime : posséder un lopin de terre du côté des Laurentides, puisque son grand-père adoré lui a toujours dit que posséder la terre est la condition première pour être un homme. Et puis bien sûr, son ambition l’amènera loin, si loin, trop loin.

Dès 1959 donc, année de publication initiale de ce Duddy Kravitz, tous les éléments constitutifs de ce qui sera l’univers romanesque de Mordecai Richler sont en place. Et déjà, ce roman de formation est plutôt un roman de "déformation". Une ironie permanente vient innerver les grands thèmes traditionnels : le plafond de verre, l’argent, l’amour… L’écrivain fouaille avec une joie mauvaise et énergique dans tout ce qui fait mal et exhume les poussières cachées sous les tapis. On pense en premier lieu à la cohabitation "ethnique" au Québec entre francophones, anglophones et la communauté juive plus ou moins fraîchement exilée. Toutefois, il est trop naturellement romancier pour se contenter de cette inclination volontiers polémique ou de cette salutaire insolence. Ce qui lui importe, c’est l’homme, le personnage. Premier grand héros richlerien, Duddy Kravitz porte en lui un monde et, déjà, sa nostalgie. C’est lui la condition nécessaire du roman. Avec cette chose indécise et à propos de laquelle on ne l’associe pas assez souvent : le style, la force presque poétique de son écriture, sa capacité à changer sans cesse de registre sans jamais perdre de vue ce qui la fonde, son grand dessein romanesque. Mordecai Richler est un maître.

Olivier Mony

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