Histoire de l'édition

Six grands procès 2/6 : Giono et la comédie du double contrat

Jean Giono. - Photo DR / Archives Livres Hebdo

Six grands procès 2/6 : Giono et la comédie du double contrat

Deuxième volet de notre série sur les procédures qui ont marqué l’histoire de l’édition avec Jean Giono qui, par rouerie ou "bêtise", va se mettre à dos deux des géants de l’édition française de l’entre-deux guerres.

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Par Emmanuel Pierrat,
Créé le 18.11.2016 à 00h32 ,
Mis à jour le 18.11.2016 à 09h58

u début du printemps 1931, Bernard Grasset ne devrait avoir qu’à se féliciter de compter Jean Giono dans son écurie. Deux ans plus tôt, il a publié Colline, le premier roman de ce parfait inconnu qui vit à Manosque, loin, très loin du sérail parisien. Succès immédiat. Depuis, Un de Baumugnes et Regain ont confirmé la stature d’écrivain de Giono. "Un nouveau Virgile est apparu en Provence", a même proclamé André Gide, le pape des lettres françaises.

Gaston Gallimard et Bernard Grasset. - Photo OUTSIDE FILMS/HENRI MARTINIE

Et pourtant, en ce début de printemps 1931, Bernard Grasset est tout près de porter plainte contre Giono pour escroquerie "et de le déférer devant un tribunal correctionnel" (1). L’affaire, qui va durer trois mois, est restée dans les annales de l’édition sous le nom de "l’affaire du double contrat" ou, pour reprendre l’expression de Pierre Citron, le biographe de Giono, "la crise du double contrat" (2). Pour en comprendre les ressorts, il est d’abord nécessaire de se replonger dans le parcours de Giono.

Enfance modeste

Fils unique d’un cordonnier piémontais anarchisant et d’une repasseuse aux origines picardes et provençales, Jean Giono est né en 1895 à Manosque, où il passera toute sa vie et où il s’éteindra en 1970. Son enfance est heureuse, mais pauvre et, en 1911, il doit interrompre ses études à 16 ans pour travailler. Il devient employé de banque et poursuit son éducation littéraire en autodidacte.

Après la guerre, durant laquelle il a été mobilisé, il retrouve son emploi et, en 1920, il épouse Elise Maurin, la fille du coiffeur dont l’échoppe faisait face à la cordonnerie du père Giono. Le couple aura deux filles, Aline et Sylvie. Après la guerre, aussi, Giono donne libre cours à sa passion de "raconter des histoires".

Son ami le peintre Lucien Jacques, qui a des relations dans le monde littéraire, fait parvenir en novembre 1927 à la maison Grasset le manuscrit de Naissance de l’Odyssée. Refus. Mais Jean Guéhenno, auteur Grasset et l’un des lecteurs de la maison, à l’origine de ce refus, fait savoir qu’il souhaiterait lire autre chose de Giono. Ce dernier lui adresse d’abord soixante pages de Colline, puis le reste, en mars 1928. Cette fois, Guéhenno est convaincu. Un contrat pour Colline et pour "deux autres romans à suivre" est signé le 9 mai 1928.

Mais Jean Paulhan, le directeur de la NRF (la revue) a pu lire, lui aussi, le manuscrit que lui a montré Jean Guéhenno. Impressionné, il en parle aussitôt à Gaston Gallimard qui, sans avoir lu une seule ligne de Giono, est prêt à tout entreprendre pour l’attirer à la NRF (les éditions).

Le 29 juin 1928, alors même que Colline n’est pas encore paru, Gaston Gallimard écrit donc à Giono qu’il "lui réserve à l’avance" sa place "dans [sa] maison". Et d’enfoncer le clou : "Vous pouvez donc considérer que par cette lettre, je prends l’engagement de publier les ouvrages que vous m’enverrez."

En août 1928, Louis-Daniel Hirsch, le directeur commercial de Gallimard, également membre du comité de lecture, joue les missi dominici et fait le voyage jusqu’à Manosque. Et, à l’automne 1928, un accord secret est passé entre Gallimard et Giono, qui doit prendre effet aussitôt après la parution des deux autres romans que Giono doit à Grasset en plus de Colline. Gaston Gallimard, qui ne perdait jamais une occasion de damer le pion à son rival Bernard Grasset, pense avoir triomphé sans combattre. La suite, et surtout la rouerie de Giono, va lui donner tort.

Succès critique et commercial

Colline paraît en février 1929. La réception critique, unanime dans la louange, se double d’un succès commercial. Un de Baumugnes, qui paraît à l’automne 1929, et Regain, publié l’année suivante, confirment l’essai. Voilà Giono célèbre.

En novembre 1929, il démissionne du Crédit du Sud-Est, la banque qui l’employait depuis 1928 mais dont il sait qu’elle est au bord de la déconfiture - la liquidation sera prononcée un mois plus tard. Pendant quelques semaines, Giono médite de chercher un autre travail, avant de se décider à sauter le pas au début de 1930 et de renoncer à tout emploi salarié pour ne plus se consacrer qu’à l’écriture.

Le 17 novembre 1930, il signe un nouveau contrat avec Grasset "pour les trois prochains ouvrages" qu’il écrira, en échange d’une mensualité de 1 500 francs. Mais, en vertu de son accord passé avec Gallimard, il s’engage, le 28 du même mois, à donner ses "six prochains romans" à la NRF, et pour une mensualité égale.

Evidemment, aucun des deux éditeurs n’est au courant de la double manœuvre. Giono pouvait-il raisonnablement espérer tromper longtemps son monde ? L’affaire éclate au grand jour à peine plus de trois mois plus tard, en mars 1931, quand la revue Europe, fondée par Romain Rolland, en 1923 et dont le rédacteur en chef depuis 1929 n’est autre que Jean Guéhenno, prépublie Le grand troupeau, le nouveau livre de Giono.

Au moment où la revue souhaite s’acquitter des droits de prépublication, Giono explique que ceux-ci doivent aller à Gallimard. Fureur noire de Bernard Grasset qui, donc, veut traîner Giono en justice. Et fureur tout aussi noire de l’Auvergnat Gaston Gallimard, détestant être floué.

Eviter le procès

Confronté à sa duplicité, Giono fait d’abord le mort. Puis il s’essaie à des justifications maladroites et, devant la perspective d’être traîné en justice, tente de jouer au pauvre petit auteur malmené par ces requins d’éditeurs (air connu). En avril 1931, il écrit à Henry Poulaille, chef du service de presse de Grasset : "Alors, tous contre moi ? Ça sera vite fait, ne vous inquiétez pas. Ça va être beau de bouger vos forces d’éléphant pour écraser une puce !"

De fait, Grasset et Gallimard, éternels rivaux dans l’âme, vont pour une fois se liguer. Non pas pour intenter un procès à Giono, mais pour l’éviter. Pas par grandeur d’âme, sans doute : l’un et l’autre ont compris qu’ils avaient tout à perdre de passer devant le juge. Giono aurait été condamné, c’est certain, mais le tribunal aurait aussi pu choisir de résilier les deux contrats plutôt que de chercher un aménagement. D’autres éditeurs, embusqués, seraient alors sortis du bois pour proposer à Giono de repartir sur de nouvelles bases. Une hypothèse que ni Grasset ni Gallimard ne voulaient envisager : convaincus que Giono ne fait que débuter sa carrière d’écrivain, ils ont tous deux préféré parier sur le long terme. Et, au passage, consolider leur emprise sur lui - mais, dirons-nous, c’était de bonne guerre.

Après trois mois de fâcheries acidulées, une paix des braves est imposée à Giono par ses deux éditeurs, qui ont consulté plusieurs avocats parisiens afin de trouver une solution. Pour les cinq ans à venir, l’écrivain devra donner en alternance ses prochains livres à Grasset et à Gallimard, avec interdiction d’avoir un autre éditeur. En échange, Grasset et Gallimard lui verseront chacun une mensualité de 1 000 francs. La pilule est présentée comme très généreuse à Giono, puisqu’il touchera désormais 2 000 francs par mois, au lieu de 1 500. Mais les deux maisons font chacune l’économie de 500 francs par mois…

En même temps que les nouveaux contrats, Bernard Grasset et Gaston Gallimard cosignent, le 29 juin 1931, une lettre très ferme à Giono : "Nous avons suffisamment étudié ce contrat entre nous et nos conseils juridiques. Il n’y a donc absolument pas une ligne, pas un mot à y changer." Giono, qui a compris qu’il n’a plus d’autre solution que de filer doux, s’exécute. Le 6 juillet, en renvoyant son contrat signé à Gaston Gallimard, il lui écrit : "Je vous remercie pour votre bonne attitude à mon égard dans cette affaire."

La crise est passée, mais pourquoi Giono l’a-t-il provoquée ? Vraie roublardise, ou simple "bêtise" de sa part comme il tentera d’en convaincre ses "victimes" ? En réalité, Giono a surtout, dans cette affaire, été animé d’une angoisse matérielle bien compréhensible. Sa démission du Crédit du Sud-Est lui a fait perdre le logement de fonction dont il disposait. Après quelques atermoiements, Giono s’est décidé à acheter une maison, sur les hauteurs de Manosque, Le Paraïs, une demeure qu’il fera plusieurs fois agrandir, mais qu’il ne quittera plus jusqu’à sa mort. Pour cela, il s’est endetté. Et il a deux enfants à charge.

Retors

Or, comme le souligne Pierre Citron, sa situation, dans le monde des lettres de l’époque, est particulière : "Il n’a pas de fortune comme Gide, Larbaud, Maurois, Mauriac ; il n’est pas diplomate comme Claudel, Saint-John Perse, Morand ou Giraudoux, ni médecin comme Céline ou Duhamel, ni professeur comme Alain, Guéhenno ou Sartre, ni collaborateur d’un éditeur comme Poulaille ou Paulhan ; il n’écrit pas régulièrement dans la presse. Ses livres et rien d’autre." Additionner deux mensualités de 1 500 francs lui paraissait donc le plus sûr moyen de s’épargner, comme il l’écrira à Louis Brun, "le souci des fins de mois qui durent trois semaines" (3).

Il n’en demeure pas moins que Giono, tout au long de sa carrière d’écrivain, se sera montré retors avec ses éditeurs. Gallimard devra ainsi attendre 1949 pour obtenir d’être enfin l’éditeur exclusif de Giono. Et encore : ce dernier s’était réservé tous les droits sur les éditions de luxe, demi-luxe et sur les cessions au cinéma !

Malgré ses protestations d’amitié en façade, et une estime sincère pour son œuvre, Gaston Gallimard, le jugeait "peu sûr". Il en fera encore l’expérience quand, en 1950, alors qu’il tentait de négocier le rachat de tous les titres de Giono parus chez Grasset, il découvrit que Giono, de son côté, essayait de les vendre ailleurs…

(1) Préface de Jacques Mény à l’édition des Lettres à la NRF - 1928-1970, Gallimard, 2015.

(2) Pierre Citron, Giono, Le Seuil, 1990.

(3) A titre de comparaison, le salaire horaire d’un manœuvre était de 3,30 francs en 1930, soit moins de 800 francs par mois, pour 60 heures de travail hebdomadaire. Mais la maison de Giono lui coûtait presque 1 000 francs par mois en remboursement de prêt.

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