Sa maison sise à Petersham, près de Richmond, élégante banlieue du Grand Londres, a été épargnée par les crues. "C’est grâce aux prairies inondables alentour, elles absorbent l’eau comme une éponge", explique Claire Tomalin qui se bat contre un flux bien moins liquide : le débordement de papier qui menace tout écrivain. Elle vient de faire le vide sur ses étagères : "Des ouvrages concernant Dickens", le matériau pour une biographie de la maîtresse de l’auteur d’Oliver Twist, The invisible woman ("La femme invisible"), tout récemment portée à l’écran. Mais ici, l’actualité de Claire Tomalin, c’est la traduction d’une autre de ses biographies, celle du fameux diariste londonien du XVIIe siècle, Samuel Pepys (prononcez : Peeps). Son Journal est aussi connu de ce côté-là de la Manche que le sont, de ce côté-ci, les Mémoires de Saint-Simon. Il est étudié par les écoliers du Royaume-Uni, du moins en extraits. Ses pages sur le grand incendie de Londres de 1666 sont un moment d’anthologie des lettres anglaises.

Le grand commis de la monarchie restaurée des Stuart est un roturier qui a réussi et, outre l’anatomie de ses humeurs, il se plaît à dépeindre le quotidien de la City. En lisant Samuel Pepys ou Monsieur Moi-Même, on découvre également le tableau d’une société déjà en marche vers la modernité - un régime parlementaire qui rejette l’arbitraire royal. Charles Ier, champion de l’absolutisme, en a eu pour ses frais qui fut décapité et remplacé par le "Commonwealth", la République de Cromwell ; son fils, Jacques II, revenu d’exil et émule de son cousin Louis XIV, fut quant à lui chassé du trône…

D’origine modeste, Pepys finit député et secrétaire du conseil de l’Amirauté (poste éminent dans une puissance maritime telle que l’Angleterre). Le parcours de "Monsieur Moi-Même" est un mélange détonnant de méritocratie - les grammar schools promues pendant la Réforme accueillaient en principe les élèves de tous milieux - et de carriérisme avisé - pro-Cromwell dans sa jeunesse, il servira l’acteur principal de la Restauration Stuart, le futur comte de Sandwich. Un sujet en or pour Claire Tomalin : "Tous ceux sur qui j’ai écrit ont tracé leur route contre vents et marées. Pepys fait partie d’une fratrie de onze, dont la plupart sont morts enfants, et souffre du calcul de la vessie (il en sera opéré avec succès), mais il est doué et, bien que né d’un père tailleur et d’une mère lavandière, acquiert une formation solide : école Saint-Paul, université de Cambridge… J’aime aussi le fait qu’il s’est marié par amour avec une fille cultivée mais sans le sou, moitié française et qui avait été élevée à Paris, Elisabeth de St. Michel, qui tient une place importante dans son Journal."

Comme Mrs Pepys, Claire Tomalin est de père français et, si elle n’a pas été éduquée dans la Ville lumière, elle le fut dans la langue de Molière en fréquentant le lycée français de Londres. Hormis la parenthèse de la guerre (elle est née en 1933) au cours de laquelle elle fut envoyée dans le Lake District ("un décor à la Wordsworth, où j’écrivais des poèmes pour me consoler de mon éloignement de ma mère"), elle a passé presque toute sa vie au cœur de la capitale britannique, arpentant les mêmes rues que le grand diariste.

Femme engagée.

Les mots, leur musique ont toujours fait partie de son environnement. Son père, normalien ("le premier Savoyard à avoir été reçu à Normale"), fut un brillant angliciste, et sa mère une musicienne férue de poésie : "Je me souviens que lorsque, petite, elle me lisait Tennyson, je lui disais n’y rien comprendre mais trouver cela très beau." Claire a travaillé dans l’édition puis dirigé les pages livres du New Statesman. Son premier mari, Nicholas Tomalin, était grand reporter - il est mort en couvrant la guerre du Kippour en 1973 -, et l’actuel est l’auteur et dramaturge Michael Frayn… Mais pourquoi la biographie ? Dans ce genre, c’est la femme engagée qui s’exprime (Tomalin fait partie de cette génération d’intellectuels de gauche anglais comme Pinter qui se sont opposés à la guerre en Irak) : sa première fut consacrée à la féministe des Lumières Mary Wollstonecraft. Et Pepys là-dedans ? Ni femme ni méconnu, il est en revanche l’auteur d’une œuvre-fleuve qui inaugure un genre : "Il a créé quelque chose de totalement neuf, un journal où il révèle son moi intime tout en décrivant les événements du monde qui l’entoure. Sans concession, il se présente souvent comme un personnage comique avec ses mauvaises habitudes." Curieux de tout, il apprit le français et l’espagnol, voyagea en Hollande, en France, en Espagne, à Tanger, en Ecosse. Grâce à un style unique mêlant observation sagace et sens profond de l’empathie ("le passage avec les pigeons fidèles à leur maison et ne voulant pas s’enfuir malgré les flammes est merveilleux"), Samuel Pepys, c’est l’homme qui a su incarner le mariage heureux du fond et de la forme. "J’adore cette façon dont il montre que vie professionnelle et vie intime sont inextricablement liées. Il est, à mon sens, le premier moderne."

Sean J. Rose

Samuel Pepys ou Monsieur Moi-Même, Claire Tomalin, traduit de l’anglais par François Thouvenot, "Les classiques", Champ Vallon, 544 p., 26 euros, ISBN : 978-2-87673-925-3, en librairie le 20 février.

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