Révolutions arabes

Tunisie-Egypte : l'an I de la révolution

Manifestion en Tunisie, février 2011, photo de Adib Samoud publiée dans Dégage ! Une révolution, aux éditions Phébus. - Photo ADIB SAMOUD/ÉD. PHÉBUS

Tunisie-Egypte : l'an I de la révolution

La révolution qui a bouleversé la Tunisie et ses voisins a généré liberté d'expression et effervescence culturelle. Mais un an après, tandis que la démocratie tente au jour le jour de s'affirmer, éditeurs et libraires doivent réinventer leur métier sur fond de crise économique et d'incertitude politique.

J’achète l’article 4.5 €

Par Catherine Andreucci,
Créé le 23.02.2015 à 17h06 ,
Mis à jour le 18.03.2015 à 13h10

C'était il y a tout juste un an. Le 14 janvier 2011, la fuite de Ben Ali hors de Tunisie signait la chute de sa dictature et le début d'une lame de fond qui continue de remuer le monde arabe. La révolution a libéré une parole jusque-là muselée. Le pays est encore en pleine transition mais beaucoup de choses ont changé en peu de temps. La politique est dans toutes les conversations, même en pleine rue, ce qui était impensable auparavant. Des élections libres ont débouché sur une assemblée constituante et un gouvernement. Mais les difficultés économiques à l'origine des manifestations de fin 2010 n'ont pas disparu, tout est à reconstruire et la démocratie s'invente chaque jour, non sans défis. Entre sursauts de l'actualité et évolutions de fond, éditeurs et libraires tunisiens vivent au rythme de ces bouleversements. Tableau en six mots clés de ce que la révolution a changé pour eux.

Dans la libraire Al Kitab de Tunis, un échantillon de titres autoédités ou publiés par des éditeurs en place. - Photo CATHERINE ANDREUCCI/LH

1. LIBERTÉ

"Notre grande victoire, c'est la liberté de parole. C'est un acquis définitif », déclare Selma Jabbes, directrice d'Al-Kitab à Tunis, qui avait exposé les livres interdits dans sa vitrine en janvier 2011. Très vite, les libraires ont réservé des rayons et des tables à la riche production, locale et française, qui est apparue autour de la révolution. "Pour une fois, on a les livres que les Tunisiens veulent lire !, se réjouit encore Faouzi Daldoul, à la tête des librairies Clairefontaine. Je n'ai jamais vécu cette possibilité de faire notre métier aussi librement. Ça ouvre de nouveaux horizons, on peut développer des fonds, prendre davantage de risques, des initiatives... » Et organiser des débats inédits. Clairefontaine propose ce vendredi 13 janvier une rencontre avec les photographes du beau livre Dégage !, publié début janvier par Phébus (12,50 euros en Tunisie, 25 euros en France, photo ci-contre). A La Marsa, Millefeuilles a monté "une exposition d'art en hommage à Jean Genet, qui aurait été éventuellement interdite sous l'ancien régime », selon Amina Hamrouni.

La librairie Al Kitab, à Tunis.- Photo CATHERINE ANDREUCCI/LH

2. PRODUCTION

La levée de la censure a libéré la production éditoriale. "Un tiers des publications portent sur la révolution : depuis mars, environ 170 titres, et de bons titres, lui ont été consacrés », précise Nouri Abid, président de l'Union des éditeurs tunisiens et directeur de Med Ali éditions. Cérès a stoppé net ses programmes en cours pour publier un beau recueil de caricatures du cyberdissident _Z_ (Révolution ! Des années mauves à la fuite de Carthage) ou encore Mes années Ben Ali d'Yves Aubin de La Messuzière, ancien ambassadeur de France. "La réponse a été immédiate : pour la première fois depuis que nous faisons ce métier, nous avons vendu plus de livres tunisiens que de livres importés. Les Tunisiens voulaient se réapproprier leur quotidien et leur devenir », se réjouit Karim Ben Smaïl, à la tête de la maison, qui est aussi grossiste et a créé le site de vente en ligne Ceresbookshop.com. "Ceux qui écrivent sont un peu plus audacieux, ils ne prennent plus de gants. On commence à avoir des sujets de fond sur l'islam et la révolution », relève Mokhtar Mzali, gestionnaire de Sud éditions, maison de référence qui publie en arabe et en français. "J'attends encore le printemps de la littérature tunisienne", lance cependant Karim Ben Smaïl. Comme le rappelle Elisabeth Daldoul, des éditions Elyzad, spécialisées en littérature francophone, "l'histoire le montre : le temps de la littérature n'est pas celui de la politique et des médias".

Raouf Dakhlaoui, librairie Art Libris à Salammbô-Le Kram, président du tout jeune Syndicat des libraires tunisiens : "Ce que les gens dépensaient en littérature française, ils l'ont reporté sur les essais."- Photo CATHERINE ANDREUCCI/LH

3. AUTOÉDITION

Sur les tables des librairies, les livres auto-édités se sont multipliés. Avec plus ou moins de bonheur, mais "il y a une effervescence culturelle qui fait plaisir à voir et à vivre », note Faouzi Daldoul. Surtout, l'autoédition a permis l'essor inouï d'une bande dessinée de qualité, dans une veine satirique. "Quasi inexistante en Tunisie et-ou au service de l'ancien régime », comme le rappelle Amina Hamrouni, la BD s'impose notamment, "grâce à de vrais acteurs de l'art et de la culture underground tunisienne - oui, oui, elle existe -, qui aident quelques jeunes talentueux à mettre le pied à l'étrier ». La dessinatrice Nadia Khiari, qui a fait rire les Tunisiens sur Facebook dès le 13 janvier avec son chat Willis from Tunis, a publié un livre de ses dessins. Un collectif a créé la revue Koumik, dont le premier numéro est sorti en octobre avec le parrainage de Siné.

Une des librairies Clairefontaine, ici à La Marsa, banlieue cossue au nord de Tunis.- Photo CATHERINE ANDREUCCI/LH

4. VENTES

Publiés en Tunisie ou venus de France, les livres sur la révolution sont très demandés. "Les gens n'ont pas dépensé plus, mais ce qu'ils dépensaient en littérature française, ils l'ont reporté sur les essais », souligne Raouf Dakhlaoui, gérant d'Art Libris à Salammbô-Le Kram. "Les livres sur l'histoire de la Tunisie se vendent comme des petits pains », témoigne Faouzi Daldoul. Revers de la médaille, l'année a été désastreuse pour la littérature. "Les ventes des romans en arabe ont chuté à zéro depuis la révolution, indique Mokhtar Mzali, chez Sud éditions. L'année aurait pu être catastrophique avec 60 000 dinars de pertes, mais nous avons eu 90 000 dinars de recettes grâce à deux titres : Habib Bourguiba. Le bon grain et l'ivraie de Béji Caïed Essebssi et De l'indépendance à la révolution de Mansour Moalla. »

Hayet Larnaout dans sa librairie-galerie Fahrenheit 451, à Carthage : « Grâce à un très bon mois de décembre, nous sommes sortis de l'ornière : nous finissons l'année à -15 % seulement. »- Photo CATHERINE ANDREUCCI/LH

C'est justement l'appétit des lecteurs pour les essais et les documents qui a aidé les libraires tunisiens à traverser une année chaotique sur le plan économique. "Au niveau des ventes à la caisse, la forte baisse de chiffre d'affaires de janvier a été rattrapée sur le reste de l'année. En revanche, nous avons perdu près de 40 % sur l'année en ce qui concerne les ventes aux institutions ! » explique Selma Jabbes. Chez Fahrenheit 451 à Carthage, Hayet Larnaout est soulagée, après avoir été pénalisée par l'incendie du Monoprix voisin qui lui amenait une grande partie de sa clientèle. "Il a brûlé le 14 janvier et n'a rouvert que début novembre. Nous avons perdu 60 % de notre chiffre d'affaires entre janvier et mai. Mais on a tenu, en ouvrant 7 jours sur 7, même pendant le ramadan. J'ai multiplié les invitations autour des livres, d'une nouvelle exposition, ou simplement pour un thé, et il y a eu du monde. Grâce à un très bon mois de décembre, nous sommes sortis de l'ornière : nous finissons l'année à -15 % seulement ! » Début 2012, l'activité repart un peu.

5. ORGANISATION

La chute de Ben Ali a libéré la capacité d'organisation de la profession. Un Syndicat des libraires tunisiens a été créé en avril, dont Raouf Dakhlaoui est le président. Son activité n'a pas encore démarré, mais les chantiers principaux sont connus. "Il faut que les institutions achètent davantage aux libraires, explique Raouf Dakhlaoui. La plupart ont tendance à nous court-circuiter et à se fournir directement auprès des éditeurs ou des grands distributeurs. Il faut aussi reparler de la Foire du livre de Tunis, qui ne doit pas renaître dans sa forme ancienne » (voir encadré ci-contre). Le Syndicat prévoit de rencontrer le nouveau ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, dans les prochaines semaines. "Nous devons montrer que nous avons un rôle important à jouer dans la chaîne du livre, que nous sommes capables d'apporter des solutions aux grands problèmes que sont la diffusion et la distribution », souligne Faouzi Daldoul.

6. INCERTITUDES

Les difficultés économiques restent préoccupantes et les islamistes qui détiennent les ministères régaliens inquiètent. La nomination, samedi 8 janvier dans la soirée, des directeurs des principaux médias publics et de rédacteurs en chef, a aussitôt déclenché une vague de protestation qui pourrait pousser le gouvernement à faire marche arrière, du moins partiellement. "On est très vigilants, les gens manifestent dès qu'il y a quelque chose, c'est très positif. Mais j'ai l'impression d'être comme un funambule : va-t-on retomber dans un système de censure et de pressions politiques, ou bien va-t-on réussir à avancer ? » se demande Elisabeth Daldoul. Editeurs et libraires sont déterminés à défendre les libertés acquises et la langue française. "Agissons tout de suite, faisons des lectures, lance Elisabeth Daldoul. Nous n'avions jamais pu faire des rencontres avec des écrivains dans les écoles. Il ne faut pas laisser passer une occasion, tout est tellement incertain. »

Agnès Debiage : "Je ne sais pas comment on va s'en sortir"

 

Au Caire, Agnès Debiage tient la librairie francophone Oum el Dounia, spécialisée dans le monde arabe et située à deux pas de la place Tahrir.

 

Livres Hebdo - Dans quelle situation économique vous trouvez-vous ?

"Nous avons perdu 53 % de notre chiffre d'affaires. C'est colossal." AGNÈS DEBIAGE- Photo OLIVIER DION

Agnès Debiage - Nous sommes situés en bordure de la place Tahrir, où ont lieu les manifestations et les affrontements. Nous avons dû fermer 13 jours pendant la révolution, 9 jours en novembre et 2 jours en décembre. Les habitants du Caire appréhendent de venir car on ne sait jamais ce qui peut se passer. Les touristes ne viennent plus au Musée égyptien situé sur la place. Or le tourisme représente 40 % de notre chiffre d'affaires. Il y a aussi une baisse générale de revenus. Chez les résidents étrangers, notamment français, seul le mari est resté travailler, la famille est rentrée. En 2011, nous avons perdu 53 % de notre chiffre d'affaires. C'est colossal.

Cela met-il en péril la librairie ?

Nous avons tenu un an, mais nous n'y arriverons pas éternellement. Avec nos horaires de 10 h à 21 h, nous ne pouvons pas supprimer de personnel. Nous maintenons les salaires, contrairement à d'autres entreprises. Mais mon mari et moi, nous ne nous versons plus de salaire depuis un an. Notre trésorerie est catastrophique et nous avons des retards dans nos paiements en dépit de nos efforts. Je ne sais pas comment on va s'en sortir.

Y a-t-il des signaux de reprise ?

Nous avons eu un peu de monde avant les fêtes. Mais décembre, qui est traditionnellement notre plus gros mois, est à - 70 %. Notre situation est le reflet de la situation économique du pays. Je voudrais un retour de la confiance envers l'Egypte. La première session du nouveau parlement à majorité islamiste doit avoir lieu avant le premier anniversaire de la révolution le 25 janvier, mais tant qu'on ne sait pas vraiment vers quoi on va, plus personne n'a confiance.

Avez-vous une marge de manoeuvre ?

Nous essayons de continuer à faire notre travail. Nous avons fait beaucoup plus de retours cette année. Nous réduisons nos commandes et attendons d'être en rupture pour faire des réassorts. En décembre, nous avons organisé deux conférences, au lycée français et au centre culturel français du Caire, avec des ventes à la clé. A cause de notre situation géographique, nous hésitons à faire des événements chez nous. En février, nous organiserons quelque chose pour la sortie du dernier livre d'Alaa el Aswany.

Vos partenaires français vous soutiennent-ils ?

Oui. Sur les échéances, les distributeurs ont très bien compris la situation, d'autant plus qu'on n'avait pas eu de problèmes de paiement avant. Le CNL nous a aidés à nous mettre un peu à jour dans nos paiements. Le problème reste l'absence de reprise de l'activité économique. De plus, les banques égyptiennes ont eu des directives pour resserrer les contrôles et limiter la sortie de devises depuis le 1er janvier. Elles deviennent draconiennes sur les virements, nous devons fournir un tas de justificatifs que l'on ne nous demandait pas auparavant.

La censure continue-t-elle ?

Elle est toujours aussi active, mais pas forcément sur les mêmes sujets. Depuis plus de deux mois, un livre est bloqué, Les Frères musulmans de Xavier Ternisien chez Pluriel, alors qu'il n'est pas de parti pris. Je pense qu'il y a une frilosité de la censure qui, ne sachant pas quelles sont les directives, bloque les livres. C'est une période de flottement, tout le monde attend de voir ce qui va se passer. Il est hors de question d'entreprendre des projets ou des investissements, c'est très déstabilisant.

Les dernières
actualités