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Turquie : les éditeurs en liberté surveillée

L’avenue Istiklal, à Istanbul. - Photo Dan-CC BY SA 2.0

Turquie : les éditeurs en liberté surveillée

Depuis juillet dernier, une trentaine de maisons d’édition ont été fermées en Turquie et de sérieuses menaces planent sur la liberté d’expression. Pourtant, le monde du livre apparaît comme l’un des derniers espaces de résistance à la dérive autoritaire du gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. Enquête.

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Par Pauline Leduc,
Créé le 13.01.2017 à 00h32 ,
Mis à jour le 13.01.2017 à 09h39

Altin Burç, Define, Kaydirak, Kaynak, Nil… 29 maisons d’édition turques ont été fermées par décret le 27 juillet dernier. Une liste de noms parmi tant d’autres victimes de la purge d’une ampleur inédite, lancée dans toutes les sphères de la société par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan au lendemain du coup d’Etat manqué qui le visait. Le même jour, 16 chaînes de télévision, 23 stations de radio, 45 journaux, 3 agences d’information et 15 revues se sont vu imposer une fermeture immédiate accompagnée d’une confiscation de leurs biens et documents. Pour le pouvoir d’Ankara, il s’agit de "mesures nécessaires dues à l’état d’urgence et à des régulations relatives aux institutions".

"Alors que les médias ont été peu à peu bâillonnés et réduits au silence, seules 29 maisons d’édition sur 4 000, qui plus est marginales, ont été fermées pour l’instant." Timour Muhidine, Actes Sud- Photo DR

La communauté Gülen

Le point commun entre les 131 entreprises de presse et d’édition visées ? Une proximité réelle ou supposée avec la mouvance du prédicateur Fethullah Gülen, exilé aux Etats-Unis depuis 1999. Cet ex-allié est devenu un ennemi du président turc qui l’accuse d’avoir organisé le putsch. "La quasi-totalité des éditeurs fermés étaient publiquement proches de la communauté Gülen et subissaient déjà depuis quelques années des pressions du gouvernement : certains d’entre eux étaient sous administration judiciaire depuis plusieurs mois", explique Ahmet Insel, politologue, coordinateur du comité éditorial de la maison turque Iletisim et chroniqueur pour le quotidien Cumhuriyet. Si, selon lui, "ces éditeurs étaient à la marge" du paysage éditorial, ils représentaient tout de même, selon les chiffres de la Turkish Publishers Association (TPA), 15 % de la production de l’ensemble de l’édition turque et, surtout, 59 % de la production scolaire. "Ils publiaient beaucoup de manuels, qui ont depuis été interdits dans les bibliothèques scolaires, mais aussi des textes sur la religion, des essais, un peu de fiction", détaille Ahmet Insel.

Ahmet Insel, éditeur chez Iletisim et chroniqueur à Cumhuryet.- Photo DR

Mais ces maisons ne sont pas les seules à avoir "fait les frais" du mouvement de répression lancé par le gouvernement turc qui aurait, selon les estimations des associations de défense des droits de l’homme, jeté plus de 40 000 personnes en prison, tandis que 110 000 autres auraient été limogées de leurs postes de travail. Les menaces qui pèsent depuis l’automne sur un trentième éditeur illustrent l’élargissement de la purge lancée par le président. Classé à gauche, éditeur par ailleurs de plusieurs magazines et quotidiens, Evrensel est depuis quelque temps, selon Yonca Singoz, chargé des relations extérieures de la TPA, "dans le viseur du gouvernement, non pas en raison d’une proximité avec le gülenisme mais pour ses points de vue et publication prokurdes".

Les éditeurs kurdes touchés

Touchées par la chasse aux sorcières lancée contre les présumés partisans du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), éternel ennemi du président Erdogan, les maisons kurdes - une trentaine au total en Turquie - subissent en outre le contrecoup des purges. "Beaucoup de ces éditeurs, comme Lïs, gagnaient leur vie grâce à leurs postes d’universitaires ou de professeurs et ont été licenciés lors des grandes vagues de limogeage depuis le coup d’Etat : ils ne vont plus avoir les moyens d’éditer", relève Serdar Ay, chercheur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), qui travaille sur les revues littéraires kurdes en Turquie. Dans le même temps, les arrestations de journalistes et d’écrivains de renom proches de la cause et de la culture kurdes ou tout simplement opposés au gouvernement se sont multipliées.

"Le règne de l’arbitraire"

La rédaction du journal d’opposition laïc Cumhuriyet, par exemple, a ainsi été décimée par de nombreuses arrestations, notamment celles de Turhan Günay, rédacteur en chef du supplément livres, tandis que l’écrivain kurde Murat Ozyasar a été emprisonné en octobre pour des articles sur la vie à Diyarbak?r (Anatolie) et que le célèbre journaliste d’opposition Ahmet Altan est derrière les barreaux. La liste s’allonge jour après jour. Sans oublier, évidemment, l’emprisonnement de la romancière Asli Erdogan, en liberté provisoire depuis peu et devenue le symbole des dérives autoritaires du gouvernement. "Le règne de l’arbitraire a pris le pas sur l’état de droit, s’alarme l’écrivain franco-turc Nedim Gürsel. On parlait jusqu’alors de dérive autoritaire, mais il conviendrait désormais de parler de péril totalitaire."

Dans ce climat, et alors que Reporters sans frontières (RSF) annonçait fin décembre "qu’un journaliste sur trois se trouvant en détention l’est aujourd’hui dans la Turquie de Recep Tayyip Erdogan", il est difficile d’imaginer que le monde de l’édition turque puisse se bien porter. Pourtant, assure Timour Muhidine, directeur de la collection "Lettres turques" chez Actes Sud, "la vie éditoriale est normale en ce moment, c’est d’ailleurs un des derniers bastions de la liberté d’expression. Alors que les médias ont été peu à peu bâillonnés et réduits au silence, seules 29 maisons d’édition, qui plus est marginales, ont été fermées pour l’instant sur les 4 000 existantes", contextualise l’éditeur français d’Asli Erdogan.

L’écrivaine, souligne-t-il, comme les autres auteurs emprisonnés, n’a d’ailleurs pas été arrêtée pour ses nombreux romans, parfois critiques, mais pour ses chroniques dans le journal prokurde Özgür Gündem. Les éditeurs français, tels Actes Sud, Galaade ou Bleu autour, en contact étroit avec leurs collègues turcs comme Can, Métis, Dogan, Iletisim ou Everest, n’ont noté aucun changement dans leur manière de travailler ensemble.

Le faible impact de l’édition

L’édition aurait-elle droit à un traitement de faveur ? "Oui, mais l’explication est plutôt triste, prévient Ahmet Insel. L’impact des livres est vraiment faible sur l’opinion publique, contrairement aux médias et tout particulièrement la télévision, nous sommes donc loin d’être dans les priorités d’Erdogan." Ce moindre impact de l’édition sur la société est amplifié par un système de diffusion-distribution des titres qui n’a rien d’homogène. "Les librairies sont dans les grandes villes, mais dans les campagnes, et notamment en Anatolie, il n’y a aucune librairie sur des centaines de kilomètres", déplore Emmanuelle Collas, directrice éditoriale de Galaade.

Pourtant, comme le souligne Ahmet Insel, cette "relative tranquillité peut basculer du jour au lendemain" dans un pays qui, bien avant les coups d’Etat, était coutumier des censures de livres, et où les multiples copies illicites d’ouvrages vendues sous le manteau témoignent de la symbolique politique liée aux livres.

"Certaines librairies avaient peur"

D’autant qu’un mouvement de résistance particulièrement fort agite le monde éditorial turc depuis le début de l’état d’urgence. Alors que la directrice éditoriale de Can, Sirma Kökasal, a apporté publiquement son soutien à Asli Erdogan en décembre malgré les risques encourus, des éditeurs de gauche comme Iletisim ont édité, dans les semaines suivant le putsch, des titres à charge contre le gouvernement, telle l’enquête sensible du journaliste Fehim Tastekin sur la politique gouvernementale turque en Syrie. "Certaines librairies avaient peur de le mettre en vitrine mais beaucoup l’ont pris comme un acte de résistance", raconte Ahmet Insel.

De même, les romans d’Asli Erdogan fleurissent en tête de gondole dans les librairies depuis son arrestation et connaissent un succès sans précédent. Car les éditeurs n’ont pas l’apanage de la résistance. Les citoyens turcs, confrontés à une presse devenue monochrome, sollicitent le livre pour y trouver les informations qui leur manquent comme pour revendiquer leur soutien à une cause en particulier.

La 35e Foire internationale du livre d’Istanbul, du 12 au 20 novembre dernier, a ainsi enregistré une fréquentation record malgré le contexte politique explosif, avec 621 000 visiteurs contre 558 000 en 2015. "Il y avait une richesse éditoriale incroyable, avec des ouvrages très subversifs et une parole très libérée ; cette bulle de liberté était assez incroyable étant donné ce qui se passe au dehors", constate Timour Muhidine.

Une bulle bien fragile. Si les éditeurs turcs interrogés par Livres Hebdo admettent librement leurs craintes pour le proche avenir, le silence obstiné de certains de leurs confrères également contactés en dit plus encore sur le climat de tension qui règne en Turquie. "Devant cette situation politique insupportable, nous, professionnels de l’édition, sentons encore davantage que nous ne devons jamais perdre de vue notre mission : éditer librement", insiste Mehmet Demirtas, coresponsable de l’agence littéraire turque Kalem.

Le timide essor de la littérature turque en France

Emmanuelle Collas, directrice éditoriale de Galaade, et Hakan Günday, Médicis étranger 2015.- Photo OLIVIER DION

En 2015, la France a acquis les droits de traduction en français de 16 titres en langue turque, dont 9 romans (sources : SNE/Bief). Le chiffre peut sembler dérisoire, mais il témoigne en fait du léger essor de la littérature turque en France. "Il y a seulement quelques années, lorsque je cherchais à lire des auteurs turcs, je ne trouvais presque que des classiques ; mais depuis les années 2000-2005, je commence enfin à trouver des voix différentes… que j’ai parfois éditées moi-même", s’amuse Emmanuelle Collas, fondatrice et directrice éditoriale de Galaade. Cette maison fondée en 2005 compte une trentaine d’écrivains turcs à son catalogue, parmi lesquels le prix Médicis étranger 2015, Hakan Günday, pour son ouvrage Encore. Elle publiera en février deux romans engagés : Le dernier Istanbul de Murathan Mungan et Rire noir de Murat Ozyasar, "un représentant de la nouvelle vague d’auteurs kurdes".

Pour le célèbre écrivain turc Nedim Gürsel, publié au Seuil, l’évolution de la place de la littérature turque en France est aussi très positive. "Il y a de bons auteurs comme Orhan Pamuk (Gallimard), prix Nobel de littérature 2006, ou Oya Baydar (Phébus), prix France-Turquie 2015, qui mettent en lumière les écrivains turcs."

Bleu autour, autre maison tournée vers les écrits turcs, a notamment publié en 2015 un recueil à succès permettant de découvrir l’enfance d’une trentaine d’écrivains. Chez Actes Sud, la collection "Lettres turques", dirigée par Timour Muhidine, qui proposait déjà des auteurs populaires comme Murathan Mungan et Enis Batur, devrait attirer un public plus large avec la récente parution du Silence même n’est plus à toi, recueil des chroniques qui a valu la prison à son auteure, Asli Erdogan. "Le marché français est assez sélectif, mais il a un prestige très important pour les auteurs turcs, indique Mehmet Demirtas, cofondateur de l’agence littéraire turque Kalem. Notre préoccupation pour l’évolution de la Turquie ne doit pas nous conduire au repli."

Asli Erdogan : en liberté mais pas libérée

 

Arrêtée le 17 août pour "appartenance à une organisation terroriste", l’écrivaine turque a quitté sa prison le 29 décembre mais n’est pas pour autant tirée d’affaire.

 

"Pour l’heure, Asli Erdogan n’est ni coupable, ni innocente aux yeux de la justice turque", expose Pierre Astier, l’agent de la romancière turque dont le recueil de chroniques, Le silence même n’est plus à toi (Actes Sud), pointe cette semaine au 34e rang de notre palmarès des meilleures ventes d’essais. Si l’écrivaine est en liberté provisoire depuis le 29 décembre, les charges qui pèsent contre elles - avoir attenté "à l’intégrité de l’Etat" et "appartenir à une organisation terroriste" - n’ont pas été levées et sont passibles d’une peine de prison à vie.

Journal d’opposition

Pour comprendre ce que lui reproche le gouvernement d’Erdogan, il faut remonter au 17 août 2016. Un mois seulement après la tentative de coup d’Etat raté contre le pouvoir, les autorités lancent une vague d’arrestations massive qui touche notamment les médias. Ecrivaine, Asli Erdogan est également chroniqueuse pour Özgür Gündem, journal d’opposition, réputé favorable à la rébellion du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). C’est à ce titre, et non pour ses romans, qu’elle est arrêtée, en même temps que d’autres collaborateurs du journal. Comme elle, de nombreux intellectuels sont derrière les barreaux pour avoir signé des articles dans des médias d’opposition. Erigée en symbole des dérives autoritaires du gouvernement d’Erdogan, l’écrivaine bénéficie de larges campagnes de soutien tant à l’intérieur du pays qu’à l’international. Une pression qui a sûrement amené la justice à la libérer le 29 décembre.

Sous surveillance

Lors de la deuxième audience de son procès, le lundi 2 janvier, Asli Erdogan s’est vu refuser le droit de sortir du territoire. D’ici à la troisième audience, le 14 mars, l’écrivaine n’aura donc pas de passeport. "Elle est sous surveillance d’une manière ou d’une autre", précise Pierre Astier, confiant sur le dénouement du procès, mais inquiet des risques que pourrait prendre la romancière. "Lorsque je l’ai eue au téléphone, cette semaine, elle m’a demandé si j’estimais qu’il y avait des choses qu’elle aurait dites en interview et qui pourraient se retourner contre elle", raconte son agent qui l’a invitée à être prudente.

Car depuis sa libération, Asli Erdogan est très sollicitée par les médias. Comme le dit Timour Muhidine, son éditeur chez Actes Sud, "elle est courageuse et n’a pas sa langue dans sa poche". Pour éviter qu’elle ne subisse des représailles de la justice, ses avocats ont d’ailleurs mis en garde les soutiens de l’écrivaine contre "les rassemblements à caractère politique, impliquant les autorités turques à l’étranger".

Quant à son éditeur en Turquie, Everest, il a décidé de ne pas publier le recueil de chroniques pour lesquelles elle a été arrêtée, par peur, selon Timour Muhidine, "que les autorités prennent cela pour une déclaration de guerre".

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