26 avril > Récit Etats-Unis > Lenny Bruce

Pour beaucoup en France, s’il a un visage, c’est celui de Dustin Hoffman. L’acteur lui prête ses traits dans Lenny, l’impeccablement noir biopic de Bob Fosse qui fit l’événement du Festival de Cannes 1975. Jusque-là, Lenny Bruce, c’était surtout un nom qui se murmure. Dylan lui consacre une chanson, les Simon & Garfunkel l’évoquent, les Beatles le représentent sur le "Hall of fame" de la pochette de Sgt. Pepper’s et le Portnoy de Philip Roth lui doit beaucoup. Durant les années 1950 et 1960, Lenny Bruce est la mauvaise conscience de l’Amérique blanche et puritaine. Ce gamin juif de New York - ancien combattant durant la guerre du Pacifique et rendu à la vie civile pour inventer dans les clubs ce que l’on n’appelait pas encore le stand-up, marié à une stripteaseuse, par sa liberté, son insolence, ses excès, ayant élevé l’obscénité au rang des beaux-arts - est la bête noire des flics, des juges et de toute la bourgeoisie wasp. Un an avant sa mort, il raconte son existence, vécue comme un somptueux brouillon, dans une autobiographie devenue instantanément un classique, How to talk dirty and influence people.

C’est ce livre, mystérieusement resté inédit à ce jour en France, qui sous le titre Irrécupérable nous parvient aujourd’hui grâce à Tristram. Avouons-le sans ambages, c’est un régal. Récit de formation dézingué, Irrécupérable est une manière de chef-d’œuvre comme la vie de son auteur fut un chef-d’œuvre de ratage. Si l’on aurait tort de ne faire de Lenny Bruce que l’obsédé sexuel juif, qu’il était par ailleurs (et en ce sens, le livre dans ses meilleures pages voisine en effet avec les premiers Roth, mais plus encore avec son "cousin" canadien, le Mordecai Richler de L’apprentissage de Duddy Kravitz), la force de son écriture tient d’abord au jeu de massacre qu’il organise. Tout y passe en une même rage sardonique: cette Amérique infidèle à sa promesse première, ses grands hommes de pacotille, ses nuits, ses palaces, ses stars et ses communautés. Mais au fond, c’est aussi la haine de soi, sa schizophrénie entre sa volonté de faire partie de la fête autant que d’en être le contempteur, qui donne toute son énergie au texte. Lenny Bruce parlait vrai, il écrit juste. Et son cri de chagrin et de colère résonne aussi fort aujourd’hui qu’en 1965, dans l’Amérique de Trump autant que dans celle de Johnson. O. M.

 

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