1er mars > Roman Etats-Unis > Joan Didion

Depuis qu’avec L’année de la pensée magique (Grasset, 2007), les lecteurs français ont découvert quelle immense écrivaine est Joan Didion, celle-ci est venue grossir les rangs glorieux des maîtres de la nonfiction novel. Il n’est question à son propos que d’écrits autobiographiques et plus encore de ses chroniques où elle explore l’envers du décor de ce qui reste du rêve américain à l’heure de la contre-culture. C’est oublier un peu vite que l’œuvre tout entière est dans une profonde cohérence et que les romans y occupent une place prééminente (Bret Easton Ellis a pu, parmi d’autres auteurs, la saluer comme son influence romanesque majeure).

C’est pourquoi la réédition chez Grasset d’Un livre de raison (Julliard, 1978) est aussi pertinente. L’art de Didion s’y déploie dans toute sa subtilité et son goût des ruptures de ton et de rythme, et de la suspension du récit. Soit, donc, Boca Grande, une petite République d’Amérique centrale, mise, en ces années 1970 coutumières du fait, en coupe réglée par la surveillance attentive de la CIA et par deux ou trois familles la considérant, elle et l’exercice de l’Etat, comme une propriété privée. C’est dans ce pays d’opérette macabre qu’atterrit un jour une Américaine, Charlotte Douglas. Très vite, les égarements de Charlotte, venue à Boca Grande pour essayer de retrouver sa fille Marine, partie faire la guérilla auprès d’un obscur groupe tropicalo-marxiste, vont faire jaser dans toute la capitale. Elle sera "prise en main" par une compatriote, Grace Strasser-Mendana, une ancienne anthropologue et biochimiste, veuve d’un haut dignitaire du pays, et parfaitement à l’aise dans l’ambiance de corruption morale et financière qui le mine. Les deux femmes ont chacune quelque chose à oublier : pour la première, l’échec de ses mariages et de sa vie ; pour la seconde, un cancer qui lui interdit d’imaginer un quelconque lendemain. Une étrange relation se noue dans le décor crépusculaire d’un monde déjà englouti et qui fait semblant de l’ignorer. Cette danse macabre autour d’un volcan ne sera pas bissée.

Il convient certainement de replacer Un livre de raison dans le contexte géopolitique qui lui sert d’écrin (celui des dictatures militaires latino-américaines téléguidées par le grand frère yankee) tant l’écriture de Joan Didion est d’abord politique. Toutefois, à quarante ans de distance, ce texte prend une nouvelle résonance, plus intime et plus fortement crépusculaire encore. Ces deux femmes qui s’enfoncent chacune dans leur nuit ont quelque chose des héroïnes durassiennes. Alors qu’autour d’elles tout n’est plus que chaos, que la raison s’absente, dans le silence et la folie, elles demeurent. Comme des reines. Olivier Mony

Les dernières
actualités