Matière première

Affronter les pénuries de papier : les facteurs clés pour 2022

Jean-Luc Corlet, P-DG de l'imprimerie Corlet, à Condé-sur-Noireau, dans le Calvados : « Il y a des tonnages, le papier est là, sauf qu'on ignore le prix qui nous sera demandé à la livraison. » - Photo Olivier Dion

Affronter les pénuries de papier : les facteurs clés pour 2022

En forte tension depuis le début de l'automne, le marché du papier a contraint les éditeurs à revoir leur organisation. Les circuits s'allongent. Il faut anticiper pour être sûr de s'approvisionner suffisamment en matières premières. Parmi les facteurs décisifs pour 2022 : l'évolution du coût de l'énergie. Il est la principale cause de l'augmentation vertigineuse des prix au cours des derniers mois. Mais pas la seule...

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Par Charles Knappek,
Créé le 01.12.2021 à 13h19

C'est une équation à quatre inconnues. Et elle préoccupe la filière de l'édition depuis des mois. Le prix record de la pâte à papier (1 350 dollars la tonne à l'indice NBSK en octobre), la désorganisation du transport maritime pour cause de Covid-19, la pénurie de main-d'œuvre (en particulier les chauffeurs routiers) et, plus récemment, l'explosion des charges liées à l'énergie dans la fabrication du papier compliquent singulièrement l'activité des éditeurs. À ces phénomènes conjoncturels s'ajoute encore la difficulté des imprimeurs de France et d'Europe, structurelle celle-ci, à répondre au dynamisme du marché de l'édition (lire encadré). « Il y a certes une crise des matières premières et du transport, mais le secteur est aussi en croissance, rappelle Benoît Peris, chef de fabrication chez CPE Conseil, qui travaille pour plusieurs marques du groupe Média-Participations (Little Urban, Urban Comics, Huginn & Muninn...). La totalité des moyens de production est calibrée pour un certain volume. Aujourd'hui, ce volume augmente plus vite que les moyens de production. »

La pâte à papier atteint un prix record : 1 350 dollars la tonne à l'indice NBSK en octobre.- Photo OLIVIER DION

Sursollicités, les imprimeurs peinent à suivre la cadence. Des embouteillages se forment sur les chaînes de production. « Les usines font les trois-huit, mais sont confrontées à des casses de machine et à une pénurie de main-d'œuvre », témoigne Marine Barreyre, chef de fabrication chez AC Média, qui publie Ki-oon, Lumen et Mana Books. Chacun défend son pré carré : Hervé Chopin, patron des éditions bordelaises éponymes, est récemment descendu voir son imprimeur barcelonais, responsable de la production de 20 % de son catalogue. « J'y suis allé pour m'assurer que mon carton était bien là, qu'on me le coupe et qu'il ne soit pas vendu aux enchères à un confrère », témoigne l'intéressé. Dans ce contexte de tension redoublée, les délais de livraison s'allongent, pouvant atteindre, voire dépasser, douze semaines contre quatre en temps normal. Les conséquences sur les mises en place en vue des fêtes de Noël sont parfois catastrophiques. « Si j'ai 20 retours d'un hypermarché pour 20 exemplaires envoyés, je me doute bien que le carton n'aura même pas été ouvert parce qu'il sera arrivé trop tard pour être installé en rayons », ajoute Hervé Chopin.

Solutions de rechange

Les éditeurs cherchent des solutions de secours. « Nous recevons des demandes de devis de maisons d'édition qui souhaitent remplacer certaines catégories de papier momentanément en rupture », indique Jean-François Naviner, responsable avant-vente, fabrication et achats papier chez Dupliprint. Chez AC Média, Marine Barreyre se refuse encore à transiger sur la qualité du papier : « Nous imprimons nos mangas chez Ki-oon sur du papier bouffant très épais, selon la norme japonaise, explique-t-elle. Notre stratégie à l'heure actuelle est plutôt de diversifier les partenaires si nous avons besoin d'imprimer vite en grandes quantités. »

Pascal Lenoir, responsable de fabrication chez Gallimard : « On sait qu'un livre à enjeu sur la fin de l'année ne peut pas arriver dans les derniers jours de novembre. »- Photo OLIVIER DION

Hormis les situations d'urgence, l'anticipation est devenue le maître-mot. Les grands groupes comme Hachette Livre ou Editis indiquent piloter plus finement leurs stocks et leurs commandes, sans redouter encore une éventuelle pénurie. « La crise nous oblige à anticiper les besoins des éditeurs beaucoup plus en amont, confirme pour sa part Benoît Peris chez CPE Conseil. Nous préparons déjà le second semestre 2022. » « On sait qu'un livre à enjeu sur la fin de l'année ne peut pas arriver dans les derniers jours de novembre, abonde Pascal Lenoir, directeur de la production chez Gallimard, et par ailleurs président de la commission environnement et fabrication au SNE. Nos plannings sont déjà complets pour le second semestre 2022, tout le monde a conscience qu'il faut s'organiser très en avance. »

Mais l'anticipation ne garantit pas toujours contre les aléas. L'instauration surprise le 15 octobre dernier en Italie d'un green pass obligatoire pour les travailleurs a par exemple désorganisé le transport routier, aggravant un peu plus la pénurie de main-d'œuvre. « Aujourd'hui on manque de chauffeurs, pas de camions », confirme Pierre Barki, patron de Barki Agency, société spécialisée dans l'importation et la distribution de papiers et cartons.

Commandes à prix ouvert

De la même manière, l'incertitude demeure sur les prix à moyen et long terme. « Il est tout à fait possible de passer des commandes très en amont, mais elles sont à prix ouvert, explique Jean-Luc Corlet, P-DG de l'imprimerie Corlet, à Condé-sur-Noireau, dans le Calvados. Il y a des tonnages, le papier est là, sauf qu'on ignore le prix qui nous sera demandé à la livraison. » À cette hausse incontrôlée du prix du papier s'ajoute encore la « charge énergie » répercutée par les papetiers. « Le papier a déjà subi 28 % d'augmentation entre le premier semestre et début novembre, ajoute Jean-Luc Corlet. La nouveauté depuis octobre, ce sont les papetiers qui nous imposent une charge énergie destinée à couvrir leur consommation d'électricité et de gaz en forte hausse. » Un surcoût qui peut représenter 100 à 200 euros supplémentaires par tonne de papier et que les imprimeurs répercutent sur leurs clients éditeurs.

« Aujourd'hui on manque de chauffeurs, pas de camions », explique Pierre Barki, patron de Barki Agency, société spécialisée dans l'importation et la distribution de papiers et cartons.- Photo OLIVIER DION

Quant aux ouvrages importés d'Asie, ils subissent en plus la désorganisation du commerce maritime et l'explosion du coût du transport. Le prix du container a été multiplié par neuf en un peu plus d'un an, passant de 1 800 à 16 000 dollars au plus fort de l'inflation, courant octobre. Si les prix amorcent depuis une lente décrue, ils restent hors d'atteinte pour le commun des éditeurs, dont certains jouent la montre : chez AC Média, Marine Barreyre indique stocker pendant six mois à Hong Kong des ouvrages imprimés en Chine, en attendant de trouver un container à un tarif plus abordable. L'ensemble de ces facteurs cumulés fait dire à Pierre Barki que « la crise actuelle est inédite dans son ampleur, au-delà de ce qu'on avait pu connaître pendant les chocs pétroliers des années 1970. » Représentant exclusif de douze usines européennes sur le marché français, il estime que c'est le prix de l'énergie qui conditionnera l'évolution du marché en 2022. « Le prix de la pâte à papier s'est stabilisé sur un plateau élevé et ne devrait plus progresser, observe-t-il. On ignore en revanche ce qu'il en sera de l'énergie, qui dépend de facteurs géopolitiques. » Chez Gallimard, Pascal Lenoir escompte également un retour progressif à la normale en 2022. « Le Covid-19 a fortement perturbé l'économie. Certains secteurs qui tournaient au ralenti, comme c'est le cas des industries papetières, sont en train de repartir, mais c'est un processus qui demande du temps. » Il n'exclut pas pour autant les mauvaises surprises : « Le green pass italien a été un vrai problème car il a été mis en place sans concertation, conclut-il. Nous avons dû en subir les conséquences dans l'urgence. L'objectif aujourd'hui est d'éviter que de telles situations se reproduisent. ». Anticiper, encore et toujours.

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