À deux mois de l'assemblée générale de Lagardère, votre actionnaire, et sur fond de tractations capitalistiques, vous sortez de votre réserve. Pourquoi ?
Arnaud Nourry : Il y a une tradition chez Hachette Livre de ne pas beaucoup parler. C'est un tort. Le groupe a obtenu des résultats financiers excellents malgré la crise sanitaire. Nous avons réalisé un chiffre d'affaires de 2,4 milliards pour un résultat de 246 millions et 70 % du chiffre d'affaires a été généré à l'international dans d'autres langues que le français. De tels résultats exigent que l'on salue l'effort des équipes et que l'on en tire le bilan pour construire l'avenir. C'est ce que je fais aujourd'hui avec vous.

Est-ce grâce à son assise internationale que le groupe traverse bien la crise sanitaire ?
Absolument ! L'internationalisation est un facteur de stabilité et notre présence en langue anglaise permet de signer des succès planétaires. En 2020, le livre a mieux résisté dans les pays anglo-saxons qu'en France ou en Espagne, car les lecteurs sur ces marchés sont plus agnostiques en ce qui concerne l'accès au livre. Les consommateurs anglo-saxons se sont reportés sur les supermarchés et le commerce en ligne ainsi que sur le format numérique. Dans ces territoires, où le poids du numérique était déjà naturellement plus élevé qu'en France, ces ventes ont compensé la fermeture des points de vente physiques. En parallèle, le livre audio a poursuivi sa progression. Ces deux formats, l'e-book et le livre audio, ajoutés aux ventes de livres physiques sur Internet ont représenté la moitié du chiffre d'affaires 2020 pour nos branches anglo-saxonnes. Cette stratégie d'internationalisation, que je mène avec le soutien du groupe Lagardère depuis mon arrivée à la tête du groupe en 2003, s'est avérée payante.
Au fond l'édition, c'est l'histoire d'une rencontre entre deux talents, l'auteur et l'éditeur. Il est essentiel de continuer à accueillir des éditeurs de talent et à leur offrir l'environnement idéal pour qu'ils s'épanouissent. Hachette Livre, c'est une constellation de 150 maisons d'édition dans le monde. Des maisons qui vivent, qui sont dans l'air du temps et de leur marché, qui sont incarnées. Mon travail est de faire en sorte de garantir la liberté de créer et d'entreprendre aux maisons d'édition, et en parallèle de faire en sorte que tout ce qui est partageable soit partagé, les achats, la fabrication... afin que l'économie de l'ensemble soit optimisée. Dans cinq ans, Hachette Livre sera un groupe d'édition encore plus rayonnant, encore plus attractif, riche de ses talents et de leur diversité.
Qu'entendez-vous par diversité d'éditeurs à un moment où les polémiques se multiplient autour des questions raciales dans les livres ?
La diversité au sens sociétal me tient vraiment à cœur. Il y a quand même 30 à 35 % des gens qui ne lisent jamais. On se doit de s'interroger sur la capacité de nos maisons à accueillir des éditeurs d'origine, de religion, de genre, de niveau social divers. N'y a-t-il pas un lien entre ce manque de diversité et notre capacité à proposer des livres qui s'adressent à un plus grand nombre de nos concitoyens ? Les choses bougent en France et au sein du groupe. En France, les éditions JC Lattès ont créé le label La Grenade pour faire la part belle aux nouvelles voix, au Royaume-Uni il y a Dialogue Books chez Little, Brown. Hachette UK a récemment lancé un programme intitulé « Grow your story », c'est un programme de coaching destiné aux auteurs issus des communautés BAME et sans agent littéraire pour leur donner les clefs pour réussir à faire publier leurs ouvrages. Comme vous le voyez, c'est un sujet qui est pris très au sérieux, non seulement pour des questions sociétales, mais aussi assurer le développement économique de nos maisons.
Vous évoquez votre actionnaire. La gouvernance de Lagardère pourrait évoluer. Que ferez-vous en cas de changement de périmètre du groupe ?
Hachette Livre, dont les archives font partie du patrimoine culturel et ont même été classées monument historique en 2002, ne doit pas être abîmé. Depuis quarante ans, Lagardère a compris le fonctionnement d'Hachette Livre et a su l'accompagner. Voilà dix-huit ans qu'Arnaud Lagardère m'a nommé à la tête de ce groupe et m'a donné tous les moyens pour le développer. Je serais ravi que l'aventure continue avec Lagardère. En tout état de cause, je serai toujours en faveur des scenari qui permettront d'assurer l'intégrité, le développement et au final la pérennité du groupe que je dirige depuis dix-huit ans.
Et un rapprochement avec Editis via le groupe Bolloré ?
Cela n'a aucun sens. J'étais déjà là en 2003 quand Lagardère avait voulu racheter Vivendi Universal Publishing et je sais déjà quelle est la position de Bruxelles concernant les atteintes à la concurrence. L'obésité n'est pas un objectif stratégique.
Vous ne vous êtes pas positionné pour le rachat de Simon & Schuster, joyau de l'édition américaine. Est-ce en raison d'un manque de moyens de votre actionnaire ?
Non. Simon & Schuster est une très belle maison, qui m'a toujours fait envie et aurait bien complété notre branche Hachette Book Group, qui est le 4e groupe d'édition aux États-Unis mais le prix s'est envolé à 2 milliards et j'ai recommandé à mon actionnaire de ne pas y aller pour ne pas faire courir de risque au groupe. Je préfère acheter trois ou quatre groupes d'édition plus petits et complémentaires, riches en talents. Hachette Livre n'aura pas des moyens illimités pour réaliser de grosses acquisitions dans les deux années qui viennent, en raison de la situation financière de Lagardère. Ce n'est pas grave, nous occupons la troisième position mondiale ! Nous effectuerons des mouvements plus modestes. La solidarité existe au sein d'un groupe.
Votre stratégie repose aussi sur la diversification notamment vers le jeu ?
Hachette Livre réalise plus du quart de son chiffre d'affaires avec des produits autres que le livre imprimé. Dans ce contexte, les jeux vidéo mais surtout de société, qui ont démarré au sein de Larousse, Marabout, et Hachette Pratique, prennent une place grandissante. C'est un marché international de création, comme celui du livre. Ce métier est proche du nôtre avec des auteurs, des éditeurs, du marketing et une distribution pas si éloignée. 60 % des ventes se réalisent sur les mêmes réseaux que le livre. Mais le succès des jeux de société démarre dans les boutiques spécialisées. Nous avons donc acquis ou créé des studios comme Gigamic, Sorry We Are French, Studio H, Funny Fox et dernièrement Le scorpion masqué, ainsi qu'un distributeur, Blackrock Games.
La diversification doit-elle passer par l'intégration de studios, chaînes de télé ou salles de spectacle pour permettre, comme chez Vivendi, une vision à 360° des créations ?
Pour ma part, je ne crois pas à ce concept. Bertelsmann, numéro 1 de l'édition [propriétaire de Penguin Random House, NDLR] est en train de se défaire de M6 et de RTL, et CBS a vendu Simon & Schuster. Lagardère a eu des studios de production [cédés l'an passé, NDLR], avec lesquels nous avons très peu travaillé. Certes, nous produisons une série animée adaptée d'Astérix, Idéfix, mais je crois surtout à la cession de droits. Les dernières en date sont celles de l'adaptation de La mer et au-delà, de Yann Queffélec, par Louma films, et Astérix par Netflix. Quant à l'utilisation des salles de spectacles parisiennes pour assurer la promotion des auteurs, je reste dubitatif car l'immense majorité des lecteurs n'est pas à Paris. Vous savez, en matière d'édition, l'alpha et l'oméga, c'est la rencontre entre les talents. Le 360° peut venir après, mais ce n'est pas la raison pour laquelle un auteur choisit son éditeur.
Les auteurs sont de plus en plus demandeurs de services annexes de la part de leur éditeur. Quelle est la responsabilité de l'éditeur aujourd'hui ?
Lorsque la relation éditeur-auteur fonctionne, l'éditeur est complètement centré sur l'accompagnement de la personnalité et de l'œuvre de l'auteur. Outre notre bureau des auteurs et le développement du livre audio, nous avons lancé un portail professionnel pour les auteurs, afin d'encourager la transparence. Nous allons nourrir ce site avec des informations juridiques, fiscales et sociales pour accompagner davantage les écrivains dans cette partie-là de leur vie.
Que pensez-vous de la décision de l'auteur de best-seller Joël Dicker de quitter son éditeur pour créer sa maison ?
Joël Dicker a fait le choix de se passer d'éditeur. Or nous sommes éditeurs. Je ne vois donc pas quel service proposer dans ce type de configuration.
Le distribuer ?
Ce n'est pas notre métier, nous distribuons des maisons d'édition.
La distribution reste un des piliers des grands groupes et vous avez face à vous une concurrence féroce. Les Arènes et L'Iconoclaste viennent ainsi de rejoindre Interforum. Comment réagissez-vous ?
Nous sommes d'abord un groupe d'édition. Et notre plateforme de diffusion et de distribution est excellente. Il y a chaque année des petits mouvements mais nos quatre grands éditeurs partenaires nous sont fidèles, et depuis longtemps. Nous croyons en ce métier de distribution. C'est pourquoi j'ai obtenu l'autorisation du groupe Lagardère pour lancer un projet de réinvestissement dans notre outil de distribution et qui devrait aboutir en toute logique à l'ouverture d'un nouveau centre en 2026. Cela participe à une vision de long terme car les activités de distribution sont au cœur de la stratégie d'Hachette Livre, en France comme dans les principaux pays de présence.
Allez-vous aussi rénover votre façon de penser la distribution face à un géant de la logistique comme Amazon ?
Amazon fait de la logistique vers le client final, alors que nous le faisons vers les libraires. Cela restera ainsi. Nous distribuons un livre sur trois de la production française et voulons continuer d'assurer la meilleure qualité de service vis-à-vis des librairies, pour qu'ils puissent lutter à armes égales contre les grands réseaux et l'e-commerce. Nous n'allons pas investir des sommes considérables pour être capables d'aller déposer un livre à l'unité dans le 7e arrondissement de Paris. Amazon et la Fnac font cela très bien, pas nous.
Vos taux de remise restent cependant parmi les plus bas, ce qui vous vaut les critiques des libraires.
Je suis toujours étonné par ce type d'assertion car les remises relèvent du secret des affaires. Le leader est souvent un peu moins généreux. S'il faut évoluer, nous évoluerons. Mais je me demande s'il n'est pas aussi important pour un libraire d'avoir l'assurance d'être livré en 24/48 heures. Cela lui permet de répondre aux attentes de sa clientèle.
Durant la pandémie, la diffusion a dû être repensée, en l'absence de tournée physique des représentants. Y a-t-il des enseignements à tirer ?
Je me méfie des leçons tirées trop vite. Dans un métier d'offre, le travail du représentant reste essentiel. Peut-on demander à un libraire de rester derrière un écran à regarder des vidéos ? Le rôle du représentant demeure essentiel. Même si son métier est amené à évoluer dans la fréquence de ses visites, dans ses outils et dans les contenus qu'il diffuse. Alors que l'on célèbre les 40 ans de la loi Lang, qui a permis de préserver la diversité éditoriale, nos équipes doivent continuer à permettre aux libraires de donner à voir et à vendre cette diversité.