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Céline et le droit (4/4)

Céline et le droit (4/4)

Puisque j’examine les nombreux liens entre Céline et le monde juridique à l’aune du trésor que constituent les manuscrits inédits dont l’existence a été révélée en août 2021, il est enfin nécessaire d’aborder le sujet des textes antisémites.

[suite du troisième chapitre]
 
Les pamphlets ainsi que les lettres antisémites à l’aune des lois sur le racisme et l’antisémitisme 
  
Le débat concernant Céline a déjà été abordé il y a deux ans lorsque la republication des pamphlets antisémites, dans une édition scientifique chez Gallimard, a été annoncée.

La question se pose à nouveau - dans une moindre mesure – puisque le fonds inédit comprend des lettres échangées avec Robert Brasillach ainsi que des brochures antisémites. Et la liberté d’expression, telle que conçue par le droit français, n’est pas absolue.

Ainsi, le 10 avril 2014, la « chambre de la presse » - la 17ème correctionnelle - du Tribunal de Grande Instance de Paris a condamné un écrivain, connu pour une longue mais certaine dérive, à la suite de propos tenus lors des « Assises internationales sur l’islamisation de nos pays ». Les juges, saisis par une association de lutte contre le racisme, ont examiné les termes de « colonisateurs », de responsables de « vols » et de « rackets dans les écoles », et autres amalgames.

Ils ont surtout retenu que « ces propos émanent d‘un écrivain se disant particulièrement soucieux du choix des mots qui traduisent exactement sa pensée lorsqu’il s’exprime » ; et de préciser que « ils ont fait l’objet d’une lecture lors de la réunion publique incriminée, l’écrivain lisant une allocution qu’il avait auparavant rédigée, ne donnant lieu à aucune improvisation ». 

Un professeur de philosophie a été condamné à l’occasion de la même procédure pour des phrases de la même eau que le littérateur devenu tribun haineux. Le tribunal a retenu la qualification d’ « incitation à la haine raciale ».

Haine et violence

Rappelons que la justice dispose aujourd’hui d’instruments juridiques nombreux pour rappeler les limites de la fantaisie littéraire aux auteurs, éditeurs et libraires. 
L’article 32 de la loi du 29 juillet 1881 sanctionne la diffamation envers « une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». 

L’article 24 vise les provocations « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ». Il est important de relever que ces provocations sont condamnables qu’elles aient été ou non suivies d’effet.

Le révisionnisme est poursuivi sur le fondement de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881, issu de la loi dite Gayssot du 13 juillet 1990. Le texte permet de poursuivre « ceux qui auront contesté (...) l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité ». 

Quant à l’apologie des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité ou crimes et délits de collaboration avec l’ennemi, elle est aussi visée par la loi de 1881. 
La jurisprudence est cependant très contrastée, car ces qualifications juridiques peuvent être difficilement transposables à des écrits plus ou moins clairs quand ils sont pris à la lettre et non à l’esprit. De plus, il ne faut pas oublier que le principe juridique de liberté d’expression prédomine ces dispositions issues de la loi, qui doivent donc être interprétées restrictivement. Sans compter les notions, non contenues dans la loi mais utilisées dans le prétoire, de distinction entre fiction et essai, entre écrivain et journaliste, etc. 

Le libraire concerné

Par ailleurs, la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse dispose en son article 2 que celles-ci « ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion (…) de nature (…) à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques ou sexistes ».

La responsabilité du libraire peut être largement recherchée en cas de commercialisation d’ouvrages litigieux. La loi du 29 juillet 1881 prévoit, en effet, en son article 42, un régime très précis de responsabilité qui vise expressément, à défaut d'identification de l’éditeur, de l'auteur et de l'imprimeur, le « vendeur », au même rang de responsabilité que le « distributeur ». En clair, si une publication jugée raciste, est vendue chez un libraire, celui-ci pourra être poursuivi comme responsable principal de l’infraction.

Mais il faudra republier les pamphlets antisémites de Céline ainsi que les documents inédits apparus en 2021.

Il s’agit d’encourager une introduction critique et pédagogique, en  utilisant une signalétique indiquant que le contenu de l’ouvrage consiste en un discours de haine incitant au crime et à la discrimination raciale. Ce qui serait bien plus avisé et difficile que de se contenter d’interdire ce qui se répand sur internet sous les formes les plus nauséabondes.

Devoir de rigueur

Nul ne peut se réjouir d’une réédition des pamphlets. Mais la rigueur scientifique et le sérieux insoupçonnable des éditions Gallimard inscriraient cette démarche dans un devoir de mémoire plus qu’indispensable et qui honore l’édition française, alors que les vieux démons menacent de plus en plus de resurgir au sein même de notre société.
Rappelons encore que les livres de Céline rejoindront le domaine public fin 2031 et qu’il faut devancer cette échéance qui risque d’entraîner les pires rééditions aux volontés malfaisantes.

Céline est bien entendu aussi un écrivain d’une telle dimension qu’on ne peut le considérer uniquement par le prisme des écrits antisémites. Il est également, à mes yeux, le plus important auteur du XXe siècle aux côtés de son antithèse, Marcel Proust qui, heureusement, pour sa part, suscite aujourd’hui d’autres émois littéraires et juridiques lorsque quelques feuillets inédits surgissent.

Gageons toutefois que l’un et l’autre continueront, dans nos bibliothèques, de dominer leur siècle.
 
 

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